Un certain regard (1/7): Roger Deakins, l’oeil des frères Coen

Roger Deakins, sur le tournage de Skyfall. © Wilson Web
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Pendant tout l’été, Focus tire le portrait de chefs-opérateurs. Pour ouvrir le bal, le Britannique Roger Deakins, collaborateur privilégié de Joel et Ethan Coen, Sam Mendes et autre Denis Villeneuve…

« Je ne savais pas vraiment que faire de ma vie. J’aimais la peinture et j’ai donc décidé d’intégrer une école d’art, à Bath. C’est ce que l’on faisait à l’époque si on ne voulait pas d’un job où l’on travaille de 9 à 5, et que l’on souhaitait retarder sa décision. J’y ai découvert la photographie. J’adorais déjà le cinéma, mais ne l’envisageais pas comme un moyen de gagner ma vie. La National Film School a alors ouvert ses portes, et après avoir travaillé un an comme photographe, je m’y suis inscrit. J’avais entre-temps décidé de tenter ma chance dans le cinéma, et vu ma passion pour l’image, il m’a semblé assez naturel de devenir chef-opérateur… » 40 ans plus tard, Roger Deakins compte parmi les directeurs de la photographie (DP) les plus prestigieux de sa génération, du haut de ses 75 films et 13 nominations aux Oscars (dont quatre de rang pour Skyfall, Prisoners, Unbroken et Sicario) parmi d’autres distinctions. On le rencontre d’ailleurs à Cannes à l’occasion de l’hommage que lui rend Angénieux, fabricant d’objectifs et partenaire du Festival, honneur réservé aux plus grands -il succède ainsi à Vilmos Zsigmond, DP de Délivrance, Rencontres du troisième type et Voyage au bout de l’enfer notamment.

Un chef-op non syndiqué

Originaire du Devon -il est né à Torquay en 1949-, Deakins entame son parcours professionnel au milieu des années 70, en contribuant à divers documentaires. « Je pense que mon amour de la photographie et mon expérience de documentariste transparaissent nettement dans mon travail aujourd’hui« , observe celui que sa rencontre avec Michael Radford va orienter vers la fiction. Another Time, Another Place puis 1984 consacrent ce tournant, le chef-opérateur participant ensuite à Return to Waterloo, le musical de Ray Davies, le leader des Kinks, ou Sid & Nancy d’Alex Cox (biopic où Gary Oldman campe Sid Vicious), avant de travailler avec Mike Figgis (Stormy Monday) et Bob Rafelson (Mountains of the Moon). Moment où sa rencontre avec Joel et Ethan Coen vient imprimer un nouveau virage à sa carrière, Barton Fink marquant, en 1991, le début d’une collaboration au long cours -douze films en commun jusqu’au récent Hail, Caesar! (voir encadré), Deakins n’étant certes pas étranger au style des Coen Brothers.

Cette rencontre décisive, le directeur de la photographie l’évoque avec une modestie pimentée à l’humour british. « Je travaillais en Grande-Bretagne à l’époque, et honnêtement, je pense qu’ils étaient à la recherche d’un chef-opérateur qui ne soit pas syndiqué aux Etats-Unis. J’ai tourné Barton Fink à Los Angeles sans l’être. Leur attention avait été attirée par mon travail sur Sid & Nancy et sur 1984. Nous nous sommes rencontrés à Londres, dans un café de Notting Hill, on semblait bien s’entendre, et voilà. Nous avons un sens de l’humour voisin, et une même vision du monde. Et puis, dans leurs scénarios, la dimension visuelle coule pratiquement de source. Notre confiance mutuelle n’a cessé d’augmenter. Construire une telle relation dans la durée est formidable. » Film après film, et par la force des choses pour ainsi dire, le trio a développé une méthode de travail pratiquement immuable: « Nous passons pas mal de temps ensemble pendant la préparation. Pour Barton Fink, nous avions story-boardé le film ensemble, mais ce n’est pas toujours le cas. En général, ils font le story-board eux-mêmes et nous le passons ensuite en revue. Mais nous avons toujours une longue période de préparation commune: pour No Country for Old Men et True Grit, j’étais là dès le repérage initial des décors. Cela nous laisse le temps de discuter de tout, de faire évoluer graduellement le look du film, ainsi que notre approche. » Pour autant, la routine n’est pas près de s’installer: « un élément particulièrement excitant, c’est que chacun de leurs films est totalement différent du précédent« , souligne Deakins, une lueur de jubilation dans le regard. Et il suffit de comparer The Hudsucker Proxy à Fargo ou O’Brother à The Man Who Wasn’t There, quatre des films des frangins dont il a signé la photo, pour s’en convaincre…

Roger Deakins et les frères Coen sur le tournage de Hail, Caesar!
Roger Deakins et les frères Coen sur le tournage de Hail, Caesar!© Mike Zoss Productions / Working title films

Roger Deakins s’inscrit dans la tradition des grands directeurs de la photographie britanniques, les Jack Cardiff (DP de Powell et Pressburger, et de beaucoup d’autres encore), Guy Green ou Freddie Young (l’un et l’autre collaborateurs de David Lean à différents stades de sa carrière). Il mentionne pour sa part l’héritage de deux autres géants, Oswald Morris et Conrad Hall. « J’ai eu l’occasion de rencontrer Ozzie Morris à diverses reprises. A mes yeux, il est probablement le plus grand chef-opérateur qui ait jamais existé. J’admire sa diversité, sa capacité à produire des oeuvres à ce point différentes, si l’on compare, par exemple, Moby Dick avec The Spy Who Came in from the Cold ou The Man Who Would Be King avec Beat the Devil. Tous ses films bénéficient d’une photographie étonnante, mais adaptée à l’histoire, au scénario et au monde particulier qu’il créait. On ne peut pas en dire autant de tous les directeurs de la photographie: beaucoup excellent dans une gamme spécifique, mais n’ont pas une palette aussi large qu’Ozzie Morris ou Conrad Hall, les plus grands.  »

Deakins n’a guère à leur envier, et son répertoire court encore de The Shawshank Redemption de Frank Darabont à Kundun de Martin Scorsese; de The Assassination of Jesse James d’Andrew Dominik à The Reader de Stephen Daldry, échantillon loin d’être exhaustif d’un talent qu’il a à l’évidence éclectique. A tel point qu’on l’a même vu occuper un poste de consultant sur différents films d’animation, les WALL-E, How to Train Your Dragon et autre Rango, pour n’en citer que quelques-uns: « Les outils sont différents, mais le langage est le même qu’en live action: on utilise les mouvements de caméra, l’éclairage et le cadre pour raconter une histoire. Si on m’a demandé de collaborer à des films d’animation, c’est parce que leurs réalisateurs souhaitaient qu’ils ressemblent à des films en live action, avec un élément naturaliste. Alors que la tradition de l’animation est différente de celle des films en images réelles en termes d’objectifs utilisés, de mouvements et de lumière. L’exercice m’a fasciné. » D’autant plus peut-être que si tout langage a ses règles, il n’y a pas lieu, à ses yeux, d’y voir parole d’évangile: « C’est toujours bien de les connaître, mais elles sont là pour être enfreintes, cela rend les choses plus intéressantes. »

Un détail pratique

Roger Deakins
Roger Deakins© ISOPIX/Chris Pizzello

Puisqu’il refuse de se laisser enfermer dans un quelconque carcan, on ne s’étonnera qu’à moitié de l’avoir vu, encore, participer à un James Bond en compagnie de Sam Mendes, manière de montrer incidemment que le gigantisme ne l’effraye pas. « Skyfall ne s’est pas avéré fort différent de Revolutionary Road et Jarhead, les films que nous avions déjà tournés ensemble. Quand Sam m’a demandé de le faire, je lui ai dit, dans un premier temps, ne pas être convaincu, parce que je n’avais pas envie d’un tournage avec plusieurs équipes et plusieurs caméras. Mais il m’a rassuré en me disant que nous l’approcherions comme Jarhead. Nous avons fait l’essentiel de Skyfall avec une seule caméra, dont j’étais l’opérateur. Il y avait de l’action, bien sûr, parce que la franchise en réclame, mais c’était plus un film de personnages, et c’était intéressant à faire. Et nous avons tourné certaines de ces scènes d’action avec une seule caméra, même si pour d’autres, comme celle de l’accident du train, nous en avons utilisé onze. C’est un Bond, mais pas vraiment différent de mes autres films, juste plus gros, et plus compliqué… » Skyfall avait aussi l’avantage de s’appuyer sur un scénario en béton, critère l’emportant sur toute autre considération dans la grammaire personnelle de Roger Deakins. « Le scénario détermine toujours mon choix, sauf quand il s’agit d’un réalisateur avec qui j’ai déjà travaillé: si Joel et Ethan m’appellent pour participer à un nouveau projet, je le ferai. J’attends d’un scénario ce que je chercherais aussi dans un livre: un élément qui m’émeut, me pose question et me fait réfléchir. Je ne lis jamais un scénario en me disant: « Tiens, voilà qui pourrait être intéressant visuellement », je ne procède pas de la sorte. Je le lis, et je me demande s’il me touche émotionnellement, s’il y a là un film que j’aimerais aller voir au cinéma… »

Si, en 40 ans de carrière, il a forcément vu la technologie évoluer sensiblement, Roger Deakins considère aussi qu’elle est largement surestimée. « The Magnificent Ambersons, Citizen Kane ou Sweet Smell of Success ne bénéficiaient pas de la technologie dont on dispose aujourd’hui, mais ce sont de meilleurs films que ceux que l’on tourne désormais. La technologie est formidable, vu le côté pratique d’un tournage qui n’est souvent rien d’autre qu’une guerre contre un horaire. Plus les outils sont efficaces, plus la tâche est simple. Mais elle ne constitue jamais qu’un détail pratique -pour ce qui est de la narration en soi, du choix d’un plan ou de la façon de la cadrer, la technologie serait dénuée de sens s’il n’y avait l’impératif du temps. On tournait des films brillants aux premiers jours du cinéma. » Non, pour autant, que son regard soit porté vers le passé, lui que l’on annonce, à l’horizon 2017, à la photographie du Blade Runner de Denis Villeneuve, qu’il retrouvera après Prisoners et Sicario. « Denis a une façon très particulière d’envisager les choses, il a un regard éminemment personnel sur le monde. Il raconte des histoires sans faire de compromis et ses films sont extrêmement variés. » Tout pour lui plaire, en somme…

Roger Deakins en 5 films

1984, de Michael Radford (1984)

Barton Fink, de Joel & Ethan Coen (1991)

Kundun, de Martin Scorsese (1997)

Skyfall, de Sam Mendes (2012)

Sicario, de Denis Villeneuve (2015)

Hail, Caesar!
Un certain regard (1/7): Roger Deakins, l'oeil des frères Coen

Les frères Coen aiment s’entourer de fidèles, techniciens -Jess Gonchor aux décors, Carter Burwell à la musique, Mary Zophres aux costumes, Roger Deakins à la photo…- comme comédiens. Hail, Caesar! gravite ainsi autour de Josh Brolin (No Country for Old Men, True Grit) et George Clooney qui, après la « trilogie des abrutis » (O’Brother, Intolerable Cruelty et Burn After Reading), se prête à une nouvelle comédie loufoque, ayant pour cadre, cette fois, le Hollywood de l’époque dorée des fifties. C’est là que l’on découvre Eddie Mannix (Brolin), fixer au studio Capitol, soit l’homme veillant à ce que les stars ne sortent pas trop du cadre qui leur a été assigné, histoire de ne pas compromettre le commerce du rêve. Fonction pouvant aussi bien consister à trouver vite fait un mari à une vedette tombée enceinte malencontreusement qu’à gommer toute trace d’une session de photos compromettantes impliquant une jeune starlette. Un Mannix qui va avoir fort à faire avec la disparition de Baird Whitlock (Clooney), la star du studio, enlevé du plateau de Hail, Caesar!, la dernière grosse production maison.

L’argument est mince, et le film assurément léger, ce qui n’ôte rien à sa saveur. Le microcosme hollywoodien alimente généreusement la verve caustique des auteurs de The Big Lebowski, qui assortissent la comédie d’un hommage critique mais inspiré à l' »usine à rêves ». Et truffent ce Hail, Caesar! de références (de Gene Kelly à Esther Williams, sans même parler des vipères mondaines Hedda Hopper et Louella Parsons, interprétées par la même Tilda Swinton), tout en faisant leurs gammes, revisitant la comédie musicale, le western, le mélodrame sophistiqué ou encore le ballet nautique avec un égal bonheur. Autant dire que l’on ne s’ennuie guère: porté par un Josh Brolin impérial et une mise en scène virtuose (les deux séquences musicales sont des must), ce Coen en mode mineur est tout ce qu’il y a de plus délectable. Bonus anecdotiques.

De Joel et Ethan Coen. Avec Josh Brolin, George Clooney, Channing Tatum. 1h46. Dist: Universal.

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