Travis Knight, boss du Aardman américain, dévoile les secrets de Kubo

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Nicolas Clément
Nicolas Clément Journaliste cinéma

Entre tradition et modernité, artisanat et technologie, le fantastique Kubo et l’armure magique de Travis Knight achève d’asseoir son studio Laika parmi les plus grands cadors actuels du cinéma d’animation.

L’histoire est désormais connue. Au début des années 2000, Phil Knight, co-fondateur et PDG de Nike, la fameuse multinationale spécialisée dans les articles de sport, se pique d’acquérir un studio basé près de Portland, dans l’Oregon, qu’il rebaptise dans la foulée Laika, du nom du premier être vivant à avoir jamais voyagé dans l’espace. Il confie alors les clés de cette entreprise dédiée à la production de longs métrages caractérisés par une animation en volume, ou stop motion (filmés image par image, avec le concours de marionnettes), à son fils Travis. Une énième lubie de nantis ne sachant plus quoi faire de leur fric? Certes, non. L’enfant, d’évidence gâté, ne considère pas une seconde l’affaire comme un nouveau jouet consommable et jetable. Mieux: il possède une vraie vision. Et met bientôt la main à la pâte avec un maximum de coeur.

Trois films (Coraline en 2009, ParaNorman en 2012 et The Boxtrolls en 2014) suffiront alors à asseoir la légitimité de ce nouveau-venu au royaume des as de l’animation -les Ghibli, Pixar, Disney, Aardman et compagnie… Travis Knight y officie à chaque fois en qualité d’animateur et/ou de producteur. Il ne laisse à personne d’autre aujourd’hui le soin de réaliser Kubo et l’armure magique, quatrième long métrage ambitieux qui propulse le studio Laika au firmament de l’animation contemporaine. Rien moins.

Les productions Laika se déployaient jusqu’ici dans des univers gothiques à la noirceur assumée. S’il n’hésite jamais à regarder la mort en face, et traite du difficile travail de deuil d’un enfant, Kubo change sensiblement la donne aujourd’hui, en investissant notamment un Japon médiéval de légendes…

Le film est né de la conjonction de deux éléments. Ou, pour le dire plus simplement, de l’influence combinée de mes parents. Enfant, j’étais un fan obsessionnel de fantasy: C.S. Lewis, Lyman Frank Baum, Lewis Carroll, J.R.R. Tolkien… En fait, lorsqu’elle était enceinte de moi, ma mère était occupée à lire The Lord of the Rings. Et c’est exactement le genre d’histoires qu’elle m’a lues puis transmises, plus tard, quand j’ai grandi. De cette passion reçue en héritage, j’ai très tôt développé le désir de moi-même, un jour, raconter le même type de récits. Quant à mon père, il m’a emmené avec lui dans un de ses voyages d’affaires au Japon quand j’avais huit ans. Lorsque j’ai posé le pied là-bas, j’ai vraiment eu la sensation d’avoir été transporté dans un autre monde. J’en ai eu le souffle coupé. Et cette expérience sans équivalent pour moi a scellé le début d’une longue histoire d’amour que j’entretiens d’ailleurs toujours avec ce pays. Kubo se situe au confluent de ces deux violons d’Ingres. Il s’agit d’un film sur la famille, inspiré par ma famille.

Travis Knight.
Travis Knight.© DR

Ceci étant, esthétiquement comme narrativement, il y a définitivement une « griffe » Laika dans chacun des films du studio…

Oui, une série d’éléments contribuent à tisser des liens entre chacune de nos productions. Chaque film se doit d’être unique et d’offrir l’occasion d’explorer d’autres idées, d’autres univers… Mais il se trouve qu’ils émanent tous d’une même communauté artistique. Il est donc logique qu’ils partagent un ADN commun. Kubo s’inscrit dans une dimension spirituelle, héritée du bouddhisme, tout à fait nouvelle pour nous. Le film parle de cette période très particulière de l’existence où l’on est amené à traverser le Rubicon qui sépare l’enfance de l’âge adulte, en laissant certaines choses derrière nous. Le thème de la perte, de la mort, du deuil, est ici central, mais davantage dans une optique de célébration: il s’agit de rendre hommage à nos ancêtres, au rôle décisif qu’ils continuent de jouer dans nos vies longtemps après qu’ils sont partis… Kubo vient clore un cycle de quatre films sur l’enfance. Les prochaines productions estampillées Laika risquent de vous surprendre.

Beaucoup de films d’animation fonctionnent sur un mode quasiment hystérique aujourd’hui, dans la vitesse, le bruit, l’abattage frénétique… Avec Kubo, vous faites le pari gonflé d’une certaine lenteur, et même d’un certain spleen…

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Oui, nous avions vraiment le sentiment d’affiner un objet atypique, à contre-courant, durant la conception de Kubo. Notre ambition était d’explorer différents aspects de ce que cela signifie d’être en vie. Il serait idiot de penser que le cinéma d’animation ne peut s’accommoder de questionnements essentiels. Au contraire, je suis convaincu que la stylisation qu’il implique, et l’univers fantasy que nous avons pour le coup choisi d’investir, autorisent une profondeur qu’il serait parfois difficile d’approcher par la voie d’un cinéma réaliste, en prises de vue réelles. Faire un pas de côté par rapport au réel permet parfois tout simplement de l’appréhender avec davantage d’acuité. Et je suis persuadé que le cadre sécurisant d’un récit mythique et animé constitue pour les plus jeunes spectateurs une voie royale afin de se confronter pour la première fois à des questions aussi sensibles que celles du sens, du temps qui passe, de la finitude des choses… Certaines productions versent aujourd’hui tellement dans la surenchère rythmique, visuelle et sonore qu’ils vous en feraient oublier le fait qu’ils n’ont absolument rien à dire. Les films avec lesquels j’ai aimé grandir étaient ceux qui en appelaient à mon intelligence sensible.

C’est-à-dire?

Enfant, le premier film à m’émouvoir aux larmes a été le E.T. de Spielberg. J’avais été le voir au cinéma avec ma mère. Je savais, dans le fond, que ce qui m’était donné à voir était faux, qu’il s’agissait d’acteurs, que cet extraterrestre n’était qu’une drôle de marionnette… Et pourtant, le film m’a littéralement bouleversé. Notamment parce qu’il explorait des thématiques qui résonnaient intensément en moi, comme ce sentiment de profonde solitude qui est le coeur battant du récit. Bien sûr, ce n’est pas le slogan qui va se retrouver en lettres capitales sur l’affiche dans les cinémas: « Ce film traite d’isolement et de solitude. » Et pourtant… Dans un autre registre, j’ai toujours beaucoup admiré les classiques Disney, qui avaient le chic de trouver le parfait équilibre entre les idées de noirceur et d’espoir. C’est quelque chose avec lequel on essaie de renouer dans chacune de nos productions Laika. Mais Kubo doit davantage à l’influence des films d’Akira Kurosawa et bien sûr ceux des studios Ghibli, à leur manière d’aborder les éléments naturels, la spiritualité, le Mal… J’aime ces films pour leur ambiguïté, leur refus du manichéisme.

Techniquement, vous vous inscrivez au confluent de deux traditions très différentes, puisque l’animation image par image est aussi assistée par ordinateur…

Les années 90 ont été celles du triomphe des ordinateurs. Quand nous avons commencé à élaborer des longs métrages chez Laika, il y a une dizaine d’années, la question nous semblait donc cruciale: comment voulons-nous raconter nos histoires? Il se trouve que nous avons toujours aimé travailler avec nos mains, et qu’il nous tient à coeur de créer quelque chose de beau, de vivant, d’authentique. Mais, d’un autre côté, nous ne pouvons nier toutes les possibilités offertes par l’informatique aujourd’hui. Notre raisonnement a dès lors été le suivant: utilisons l’ordinateur mais dans l’optique qu’il n’est qu’un outil parmi d’autres, comme un crayon peut l’être. Nous avons donc tracé notre chemin de la sorte, quelque part entre l’artisanat le plus total et la technologie la plus avancée. Et Kubo ne déroge pas à la règle, qui combine la pure animation de marionnettes et des décors parfois entièrement créés en CGI 3D. Encore une fois, c’est la question du sens qui nous guide. Il s’agit constamment de répondre à la question suivante: quel est l’outil le plus approprié afin de raconter cet aspect de notre histoire de la meilleure manière qui soit?

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