Tim Burton, pour l’amour de l’art

Tim Burton, avec un oeil de Margaret Keane. © Leah Gallo
Nicolas Clément
Nicolas Clément Journaliste cinéma

Dans Big Eyes, Tim Burton tire le portrait de l’une de ses marottes proclamées, la peintre Margaret Keane et ses toiles kitschissimes d’enfants aux grands yeux, influence évidente du réalisateur de Frankenweenie. Et point de départ du récit rocambolesque, même si platement mis en forme, d’un hallucinant mensonge artistique.

Décembre 2014. Par la fenêtre, New York et sa skyline ont des allures de guirlande de Noël géante. Barbe de trois jours et cheveux en bataille poivre et sel, Tim Burton enquille les interviews au neuvième étage du plus haut gratte-ciel résidentiel de Manhattan, le One57, planté dans le Midtown, à deux pas de Central Park. Ses yeux lourds et plissés tranchent radicalement avec ceux qui donnent aujourd’hui leur nom à son 17e long métrage, ces énormes mirettes globuleuses qui peuplent les tableaux de Margaret Keane, chantre d’un style toc et kitsch décliné en posters dans tous les salons des suburbs américains à l’orée des sixties, femme discrète et mystérieuse au coeur d’un sidérant cas de fraude artistique qu’elle révéla la décennie suivante. Signées « Keane », ses peintures étaient jusque-là attribuées à son mari, Walter, artiste médiocre mais vendeur-né et roublard de première ayant décrété qu’il était commercialement préférable d’en prendre tout le crédit. L’occasion pour le réalisateur d’Ed Wood de repasser ses thèmes fétiches de la création, de la passion, de l’innocence et de la monstruosité à la moulinette d’un biopic étonnamment classique, sobre et linéaire. Explications.

Les critiques d’art de l’époque étaient particulièrement sévères à l’égard du travail de Margaret Keane. Mais vous-même, comme dans Ed Wood, vous préférez vous abstenir de poser un jugement sur son oeuvre, de l’envisager sous l’angle du bon ou du mauvais goût…

Oui, tout à fait. Parce que la question de ce qui fait l’art -est-ce kitsch ou non? est-ce bon ou mauvais?- me semble tout simplement bancale, voire stérile… Je sais de quoi je parle, j’y ai moi-même été plus d’une fois confronté. Warhol disait du travail de Keane: « Si c’était si mauvais, pourquoi autant de monde s’en serait-il à ce point entiché? » Je pense qu’il y a du vrai là-dedans. Personnellement, je suis avant tout intéressé par ceux qui sont passionnés par ce qu’ils font. Je ne dis pas que la question de savoir si telle chose est de l’art ou pas, si elle est de qualité ou pas, ne mérite pas d’être posée, mais je pense qu’elle est tout simplement insoluble, c’est une affaire de perception, forcément arbitraire, versatile. Il y a quelques années, j’ai eu droit à une exposition au MoMA ici, à New York, autour de mon artwork, et certains critiques ne se sont pas privés de dénigrer mon travail, en disant que c’était de la pure merde. Mais, dans le même temps, des tas de gens sont venus la voir et l’ont aimée, des gens qui pour certains ne mettent jamais les pieds dans des musées et ont fait cette démarche. Ce sont les deux faces d’une même pièce.

Dans Big Eyes, Terence Stamp incarne le fameux John Canaday, critique d’art certes acerbe mais aussi singulièrement passionné…

C’est vrai. Et j’ai d’ailleurs choisi de le présenter dans le film comme quelqu’un qui fait bien son boulot, et ne manque pas d’arguments pertinents. Ce que je veux dire c’est que, quelque part, tous les points de vue sur une oeuvre sont valables. Là où je suis moins d’accord, c’est quand un seul point de vue prend le contrôle et fait la loi, catégorisant les uns, rejetant les autres. Mais oui, le personnage du critique n’a pas forcément tort. Tout comme le galeriste, interprété par Jason Schwartzman, qui dédaigne le travail de Keane. Beaucoup de gens partageaient leur opinion à l’époque, et ils avaient leurs raisons. Personnellement, je trouve ses peintures perturbantes, et c’est précisément pour ça que je les aime (sourire). Je pense qu’il y a une place pour chaque chose. Keane peignait parce qu’elle aimait ça. Ed Wood filmait parce qu’il aimait ça. Et cette impulsion créative mérite d’exister, au-delà de toute forme de jugement.

Tim Burton, Amy Adams et Bruno Delbonnel sur le set de Big Eyes
Tim Burton, Amy Adams et Bruno Delbonnel sur le set de Big Eyes© DR

Il y a chez vous, semble-t-il, une tendresse indéfectible pour les personnages de misfits, d’outsiders…

C’est intéressant parce que, malgré le succès populaire que les toiles de Margaret Keane n’ont pas manqué de rencontrer, le scandale de l’usurpation de la paternité des tableaux par son mari et le procès surréaliste qui s’ensuivit n’ont trouvé qu’un écho assez limité dans la presse de l’époque. Tout simplement parce qu’elle n’était pas reconnue comme une artiste digne d’intérêt par l’establishment. D’où mon désir de raconter cette folle histoire au plus grand nombre.

On l’a déjà évoqué, le lien entre Big Eyes et Ed Wood semble relativement évident. Les deux films prennent la forme de biopics et partagent les mêmes scénaristes, Scott Alexander et Larry Karaszewski. Ceci étant, votre mise en scène semble beaucoup plus effacée aujourd’hui qu’elle ne l’était il y a 20 ans…

Et pourtant, certains me reprochent encore d’en faire trop (sourire). Comme dans la séquence de la confrontation entre les époux Keane au tribunal, justement, qui peut paraître un poil over the top. Alors que, au contraire, j’ai veillé à atténuer ce qui s’est vraiment passé afin qu’elle reste crédible aux yeux des spectateurs. La réalité était plus dingue et incroyable encore. Et c’est aussi ce qui m’a plu dans cette histoire (sourire).

Big Eyes traite d’art, mais aussi de la manière dont il peut être commercialisé…

En effet. On peut reprocher énormément de choses à Walter Keane, mais le succès des toiles de son épouse lui doit beaucoup. En imprimant et en vendant des copies de ses tableaux, il est devenu un véritable pionnier du marketing de masse. Que l’on aime ça ou pas, c’est un peu à lui que l’on doit ces boutiques à la sortie des musées où vous pouvez acheter des posters des oeuvres que vous venez de voir.

En tant que réalisateur, vous êtes à l’aise avec l’idée de devoir promouvoir vos films, qui sont des oeuvres d’art mais aussi des produits commerciaux?

Disons qu’un film coûte sensiblement plus cher à produire qu’une toile (sourire). Dès lors, il me semble en quelque sorte plus logique de devoir le marketer.

Aujourd’hui, vous êtes vous-même un producteur établi. Ce qui est assez ironique sachant qu’à vos débuts de cinéaste des producteurs comme Disney, par exemple, trouvaient votre univers trop sombre, pas assez accessible…

Envisagé de cette manière, c’est assez amusant, oui (sourire). Mais je ne suis pas revanchard. Et puis réaliser, produire, c’est une dynamique assez similaire. J’y suis venu très naturellement.

Pour revenir à Walter Keane, le personnage reste assez trouble dans le film et sa manipulation n’en finit pas de laisser incrédule, mais aussi de fasciner. Ce type a certes fait ses preuves en tant que champion toutes catégories du mensonge, mais qui était-il vraiment? A-t-il jamais été capable de peindre une toile?

C’est amusant parce que les scénaristes du film ont fait beaucoup de recherches sur lui. Il semble évident que quelqu’un, à un moment donné, doit quand même bien l’avoir vu peindre quelque chose. Et pourtant, pas moyen de trouver une personne qui puisse témoigner dans ce sens. Par contre, tous les tenanciers de bars san-franciscains de l’époque voyaient qui était Walter Keane (sourire). Aujourd’hui encore (Keane est mort il y a quinze ans, ndlr), cet homme reste un mystère. On sait relativement peu de choses sur lui, et sa folie brouille les pistes. Vous devez absolument lire son autobiographie, c’est l’un des trucs les plus tarés que je connaisse.

Quant à Margaret, il est tentant de la voir, rétrospectivement, comme une espèce de figure féministe, même si d’un genre très particulier…

Oui, je dis toujours que c’est sans doute la féministe la plus réservée qui soit (sourire). Elle est tellement timide, introvertie. Elle a vécu toute cette histoire à une époque où il n’était pas facile de s’affirmer en tant que femme -je sais de quoi je parle, j’ai moi-même suffisamment observé cet état de fait en grandissant en Californie dans les années 60-, et pourtant elle a peu à peu réussi à s’extraire de cette relation toxique et à trouver son indépendance. D’un autre côté, elle n’a jamais vraiment été une victime non plus, parce qu’elle a très vite été complice de l’escroquerie orchestrée par son mari. Le mensonge était en quelque sorte consenti. Même quand elle a porté l’affaire devant la justice, elle ne l’a pas fait de manière vindicative, c’était plutôt l’idée de se libérer d’un poids. Alors oui, en un sens, il est permis aujourd’hui de l’envisager comme une figure féministe, mais à sa façon très singulière.

Tim Burton, sur le set de Big Eyes
Tim Burton, sur le set de Big Eyes© Leah Gallo

Le San Francisco bohème du début des années 60 que vous décrivez semble quelque peu idéalisé…

Je suis né à Burbank en 1958 donc j’étais un peu trop jeune pour connaître le San Francisco du début des sixties. Mais j’y suis allé plusieurs fois, quelques années après, et j’ai le souvenir d’un endroit terriblement exaltant, qui a beaucoup changé entre les années 50 et 60. Le rêve américain, les fantasmes liés au fait de fonder un foyer, une famille, ont muté en autre chose durant ces années-là, très excitantes créativement parlant. Je crois que la vibration qui émanait de la ville à cette époque a profondément marqué l’imaginaire des gens qui l’ont connue. Le quartier de North Beach était particulièrement artistique, avec beaucoup de hippies, de drogues, un certain esprit communautaire.

Ressentiez-vous une responsabilité particulière en faisant le film, du fait que Margaret Keane soit toujours en vie aujourd’hui?

Un peu, oui. D’autant plus, justement, qu’elle est très secrète, très privée, et que cette histoire reste quelque chose de très douloureux pour elle. Il était particulièrement important pour Amy Adams, par exemple, de la rencontrer avant de la jouer à l’écran. Afin d’établir une espèce de rapport de confiance.

Vous-même, vous l’aviez rencontrée bien avant de songer à lui consacrer un film, c’est bien ça?

Oui, je l’avais déjà contactée plusieurs fois pour lui commander des portraits. Elle a notamment peint Helena (Bonham Carter, compagne de Tim Burton jusqu’en… décembre dernier, le couple ayant officialisé sa séparation quelques jours à peine après notre rencontre, ndlr) et notre fils, Billy. Et puis elle a peint les yeux de Billy et de Nell, notre fille. Elle a fait un oeil de chaque enfant. Et c’était assez incroyable. En dépit de son style aux antipodes du réalisme, elle est vraiment parvenue à capturer quelque chose qui leur est propre à chacun. Encore une fois, on peut ne pas aimer son travail, mais il faut au moins lui reconnaître ce talent indéniable pour capturer l’esprit qui habite ses modèles dans ses toiles.

>> Lire également la critique de Big Eyes.

Dans le Focus du 13 mars, lire également le portrait de Margaret Keane, Woody Allen et les tableaux…

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