Thelma et lui: le nouveau Joachim Trier, « un croisement entre Carrie et Carol »

Thelma de Joachim Trier. © DR
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Joachim Trier décline l’aliénation et la découverte de soi en mode fantastique dans un film troublant où une jeune fille issue d’un milieu dévot se découvre d’étranges pouvoirs en tentant de réprimer ses sentiments…

Découvert en 2011 à la faveur de Oslo, 31 août, son deuxième long métrage et une fulgurante relecture du Feu follet de Drieu la Rochelle, Joachim Trier devait ensuite décevoir quelque peu avec Louder than Bombs, essai anglo-saxon plus boursouflé que réellement convaincant. Venant trois ans après cette expérience, Thelma tient aujourd’hui du retour aux sources, le cinéaste y renouant avec sa Norvège natale, tout en se frottant à un genre nouveau, le fantastique, venu irriguer une variation sur le récit d’apprentissage. À savoir l’histoire de Thelma, une jeune fille réservée issue d’un milieu ultrareligieux qui, tentant de réprimer ses sentiments pour une camarade, va libérer d’étranges pouvoirs…

Vous aviez, pour décrire votre précédent film, Louder than Bombs, évoqué un croisement entre The Breakfast Club de John Hughes et Le Miroir d’Andreï Tarkovski. Comment décririez-vous celui-ci?

J’avais dit ça? Quelqu’un a parlé, pour celui-ci, d’un croisement entre Carrie et Carol (rires), et on a aussi évoqué une rencontre entre Ingmar Bergman et Stephen King. Mais même si je les apprécie l’un comme l’autre, je ne voudrais pas que l’on m’attribue la citation, c’est un peu pompeux. Si je vous cite ces références, c’est parce que j’ai voulu raconter un drame humain intime situé à Oslo aujourd’hui, tout en jouant autour d’éléments de cinéma de genre, dans le but de créer une allégorie. Je ne pense pas avoir de dispositions pour tourner un film d’horreur « sang et boyaux ». On a un peu essayé, avec le scénariste Eskil Vogt, au stade de l’écriture, mais étant surtout intéressé par le comportement humain, je n’avais pas envie d’avoir un personnage qui incarne le mal pur, je voulais plutôt explorer les conflits intérieurs.

Quelles ont été vos inspirations?

J’ai surtout été inspiré par des films d’horreur de type plus allégorique: Rosemary’s Baby de Roman Polanski, ou Season of the Witch de George Romero, soit plutôt des oeuvres féministes gravitant autour de femmes fortes. Nous voulions aussi nous aventurer dans l’esprit de l’individu, et ses cauchemars. Du coup, nous avons écouté beaucoup de musique pendant l’écriture, et notamment les groupes à synthétiseurs des années 80, comme Tangerine Dream. Et enfin, il y a eu les contes de fées norvégiens, qui tournent bien souvent autour de la relation ambivalente entre les citadins et la nature. La nature, en Norvège, est considérée comme notre grande fierté: les forêts enneigées, les montagnes, l’état sauvage. Mais elle recèle aussi quelque chose d’effrayant. Je suis un citadin, et à moitié danois, par mon père. Le Danemark est un pays plat, sans nature à l’état sauvage, et la Norvège, c’est l’inverse. Je me souviens avoir entendu ma mère, Norvégienne, dire à mon père quand j’étais enfant: « On ne peut pas vraiment s’égarer dans une forêt au Danemark », alors que c’était matière à fierté pour elle. Faire de la mythologie des bois, de la nature, quelque chose de beau et mystérieux à la fois, renvoie à une composante plus profonde de notre culture.

Thelma et lui: le nouveau Joachim Trier,

La division entre la ville et la campagne, et entre des gens religieux et d’autres l’étant beaucoup moins, reflète-t-elle la réalité norvégienne, ou est-elle liée aux besoins du scénario?

Cette division existe politiquement, sociologiquement et culturellement. Il n’y a pas deux côtés, la Norvège étant un pays étiré avec plusieurs villes disséminées, mais on trouve, sur la côte Ouest, ce que l’on appelle, comme aux États-Unis, la « bible belt ». Elle ne représente pas la majorité de la communauté chrétienne en Norvège, où l’église protestante officielle est fort libérale -elle autorise par exemple le mariage des homosexuels, ce qui est formidable. Mais il y a des communautés marginales très conservatrices et réactionnaires qui gagnent en importance, et sont notamment fort répressives à l’égard des femmes, ce qui pose problème. Je n’ai pas entamé Thelma en voulant faire un film à ce propos, mais plus j’avançais dans mes recherches, découvrant notamment ce que pouvait représenter pour de jeunes homosexuels le fait de grandir dans un tel environnement, plus le sujet m’a interpellé, se révélant beaucoup plus vaste que je ne l’imaginais. Et je ne pense pas que cela concerne uniquement la Norvège.

Eskil Vogt est le coauteur des scénarios de vos quatre longs métrages. Suivez-vous une méthode particulière?

Elle évolue d’un film à l’autre. Il s’agit prioritairement d’une combinaison répondant à la volonté de remplir un cadre d’idées et d’émotions. Nous allons par exemple nous gaver de films de genre jusqu’à imaginer qu’on va tourner un giallo italien, avant de réaliser que nous prenons la tangente. Nous sommes souvent guidés par la forme: on part de l’extérieur, et un personnage vient s’y insérer. Après quoi, tout change, le film gravitant autour de ce dernier. Mais pour découvrir ce personnage, et cela vaut depuis notre première collaboration, pour Reprise, il nous faut d’abord avoir un maximum de bonnes idées. Le plus ennuyeux, dans les films, réside généralement dans le manque d’idées. À l’opposé, si vous regardez Louis CK, ses émissions télévisées ou ses performances de stand-up en regorgent. Idem avec les films de Woody Allen: qu’elles soient philosophiques, amusantes, vraies ou prêtant à controverse, on y trouve un foisonnement constant d’idées. Nous commençons donc le plus souvent par la collecte d’idées.

Comment s’est déroulé le casting, et comment avez-vous trouvé Eili Harboe, qui est impressionnante dans le rôle-titre?

J’ai auditionné plusieurs centaines de jeunes filles pour les deux rôles principaux. Quand j’ai rencontré Eili, il était assez évident que c’était elle, mais nous nous sommes vus à plusieurs reprises, et je lui ai imposé quelques tests difficiles. Accepter un rôle peut s’avérer très lucratif, et je craignais, indépendamment de celle sur qui le choix se porterait, qu’une actrice trop jeune ne soit pas, en raison de son âge, consciente de ce qui l’attendait. Je voulais qu’Eili sache à quoi elle allait s’engager: tourner avec des serpents, sous l’eau… On aurait pu envisager certaines choses différemment, mais elle tenait à tout faire elle-même, cascades comprises, elle a un courage à toute épreuve. Et elle a beaucoup apporté au projet, le personnage a pris vie avec elle. Je ne voulais pas qu’il s’agisse juste d’un exercice de genre formel.

Travaillez-vous différemment avec des acteurs chevronnés et avec des débutants?

Une chose que j’ai apprise, en travaillant avec les acteurs, c’est que mon job consiste à créer un espace, de les y mener et de les soutenir, jour après jour, dans leur processus émotionnel. Au lancement de chaque tournage, je fais un speech devant toute l’équipe autour du jeu des acteurs, pour que chacun comprenne bien que ce qu’ils font n’a rien à voir avec de la musculation, mais bien avec une disponibilité émotionnelle, et des éléments que je ne peux pas toujours contrôler. Cela ne tient pas seulement à la volonté, il faut laisser certaines choses arriver, s’en autoriser d’autres. Isabelle Huppert, par exemple, avec qui j’ai travaillé sur Louder than Bombs et qui n’est pas du tout une prima donna, mais quelqu’un de pragmatique, n’a pas peur de dire « Écoutez, tout le monde, j’ai besoin de deux minutes », afin de trouver son espace. Mon boulot avec de jeunes acteurs, c’est donc de les aider à créer un tel cadre autour d’eux, pour qu’ils soient en mesure de jouer comme le font des acteurs expérimentés.

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Tourner un film de genre vous a-t-il procuré une plus grande liberté, en termes de style visuel?

Oui et non. À un certain niveau, oui, parce que nous nous sommes autorisés des images étranges qui nous venaient à l’esprit pendant que nous créions le film. À cause du recours à des effets spéciaux, j’ai dû storyboarder Thelma dès l’écriture. Et le film a été envisagé dès le départ en termes plus visuels qu’aucun de mes précédents, ce qui a permis à des idées un peu folles d’émerger. Je travaille avec une équipe où on s’encourage à prendre des risques; on se permet d’aller vers quelque chose qui nous semble juste intuitivement, sans devoir se justifier à chaque étape. Cela s’applique également au style visuel du film, où nous avons toujours veillé à privilégier l’instant, même si tout était storyboardé. C’est cela aussi, faire des films: l’option la plus simple peut parfois s’avérer la meilleure…

Vous avez parlé un jour d’un mode de narration épisodique, et comparé un film à un album composé de différentes chansons. Pourriez-vous approfondir ce concept?

Il y a tellement de films tournant autour de la narration, où chaque scène pousse l’histoire et l’intrigue, et cela a parfois le don de m’exaspérer. Le cinéma, pour moi, consiste à vivre une expérience, s’immerger dans un cadre et un moment, comme chez De Palma ou Tarkovski, des cinéastes que j’adore. C’est Kubrick, je pense, qui a dit que tout ce dont il avait besoin dans un film, c’était de six super séquences totalement immersives. À l’écriture, je cherche à ce qu’il y ait aussi peu d’intrigue et autant d’expérience que possible. Et à me situer dans un espace que je veux filmer d’une façon particulière. Dans Oslo, 31 août, il y a une scène où le personnage principal est installé dans un café, j’échelonne les choses, il écoute les conversations. Et dans Thelma, on trouve ce moment où elle se perd dans la piscine, remonte à la surface et tout est à l’envers. Les thèmes sont différents, mais il s’agit chaque fois, idéalement, de créer cinématographiquement un concept d’espace-temps équivalent à celui d’un hit sur un album.

Pourquoi Thelma?

J’ai fait des recherches sur l’occultisme, et Aleister Crowley a passé une nuit dans une pyramide où une divinité égyptienne lui aurait dicté, en écriture automatique, The Book of Thelema, qui en grec ancien signifie « volonté vraie ». Nous avons intitulé le projet de la sorte, du fait que la vraie passion du personnage transcende l’élément surnaturel de l’histoire. Et Thelma est un nom norvégien ordinaire qui signifie également « volonté ». Mon ancien prof d’anglais a assisté à la première de Thelma à Oslo, et il m’a dit combien c’était bien vu d’avoir choisi pour titre un anagramme d’Hamlet, dont le film recouvre des thèmes. Je n’y avais jamais pensé, mais voilà: on n’a aucun contrôle sur ce que l’on fait, il appartient à des gens plus intelligents d’en livrer le contexte… (rires)

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