Serge Coosemans

Spoiler est un plaisir et doit le rester

Serge Coosemans Chroniqueur

Alors que plus personne ou presque ne lit de critiques culturelles construites, le spoiler est peut-être bien la dernière arme valable contre les béni-oui-oui, s’est exclamé jeudi soir Serge Coosemans entre la bûche et l’Armagnac. Pop-culture et carambolages sous le sapin, voilà le Crash-Test S01E17.

L’autre jour, le journal Le Soir a décidé que « spoiler » était son mot de l’année. « Rien à voir avec « se poiler », a cru bon de préciser le quotidien dans un accès de lolitude un peu faisandée dont il est coutumier, « cela vient de l’anglais « to spoil », qui signifie gâcher, gâter dans le sens de rendre moins intéressant ». Dans le contexte culturel, « to spoil » revient donc à dévoiler le dénouement et/ou l’intrigue d’un film ou d’une série télévisée. A vrai dire, cette utilisation du terme est déjà très ancienne. Wikipédia nous apprend ainsi qu’elle aurait été utilisée pour la première fois par le satiriste Doug Kenney dans le numéro d’avril 1971 de la revue burlesque américaine National Lampoon, le temps d’un article rigolard dévoilant la fin de pas mal de films d’Alfred Hitchcock, d’aventures de Sherlock Holmes et de romans d’Agatha Christie. Depuis quelques années, depuis le boom des séries télé surtout, le spoiler serait toutefois, selon Le Soir, devenu un véritable sport international. Là aussi, je me permets de rappeler que ricaner toutes canines dehors en dévoilant la fin d’un film remonte à beaucoup plus loin. Mes parents pourraient par exemple évoquer Charlton Heston maudissant l’humanité sur la plage de La Planète des Singes et la recette véritable du Soleil Vert, les grands spoilers de leur jeunesse. Moi, c’est plutôt à partir du milieu des années 90 et de cette mode des « films à twists » (The Crying Game, The Usual Suspects, 12 Monkeys, Fight Club, Primal Fear, Sex Crimes, Le Sixième Sens, Incassable, The Others, Vanilla Sky…) que j’ai l’impression que « spoiler » a commencé à tenir de la discipline olympique. Logique: pour que le spoiler existe, il faut forcément qu’il y ait quelque chose à divulguer, que le film ait donc un « twist » (mot de l’année 1963 pour Le Soir). C’est qu’un « spoiler ne ruinera jamais un film avec John Wayne », dit-on assez justement à Hollywood.

La deuxième moitié des années 90 et le début des années 2000 correspondent aussi plus ou moins aux débuts du web pour tous, aux newsgroups, aux forums. Il faut se rappeler que les utilisateurs s’imaginaient alors faire partie d’un club très sélect, avec ses règles d’admission et de bonne conduite; la fameuse « netiquette » à laquelle il fallait se soumettre pour pouvoir participer aux discussions on-line. Dans les conversations sur le cinéma et les séries télé, c’est cette même netiquette qui exigeait des utilisateurs de forums qu’ils avertissent les autres quand ils s’apprêtaient à dévoiler des éléments de l’intrigue ou la fin d’un film. J’ai toujours trouvé ça complètement con. Discuter à plusieurs d’une série ou d’un film que l’on a tous vu est généralement assez enrichissant et je ne vois pas pourquoi on devrait prendre des pincettes pour ne pas en dévoiler l’intrigue à celui qui ne l’a pas vu, mais voudrait malgré tout intervenir dans la discussion. Celui-là, selon moi, peut juste aller se faire cuire un oeuf, en l’occurrence ouvrir un autre « topic » (mot de l’année 2018 pour Le Soir) pour discuter de ce même film avec d’autres gens qui ne l’ont pas vu. De plus, j’ai envie d’ajouter que l’effet-surprise d’un film relève tout de même du plaisir le plus simplet que l’on peut retirer du cinéma. J’aime que les films me surprennent, m’emmènent dans des sphères inconnues, me maltraitent même, mais ceux qui y réussissent n’ont pas besoin d’artifices de foire dont il faudrait garder le secret. Dans les films que j’aime l’identité du tueur est généralement connue dès les premières minutes ou reste inconnue même après le générique final. Je me fous de qui est derrière le masque, de qui est le père, que le boiteux soit un génie du crime ou que la chanteuse de jazz ait en fait une bite. Lorsque je regarde un film, déjà, ce n’est pas pour retrouver les mêmes sensations qu’à la baraque foraine ou en jouant à Cluedo. Ensuite, je ne pense pas non plus que Psychose, par exemple, soit devenu moins bon parce que tout le monde sait depuis plus d’un demi-siècle que le coupable est Norman Bates. Bien au contraire, en fait…

J’avoue que pour moi, les spoilers sont en fait carrément devenus les seules critiques auxquelles vraiment me fier. J’étais indécis pour Star Wars et j’en ai traqué les spoilers dans le seul but de décider si j’allais ou non succomber à la hype (mot de l’année 2028 pour Le Soir). Vu que la trame et les rebondissements de l’Episode VII sont à ce point prévisibles, ça m’a en fait coupé toute envie le voir, du moins dans les trois mois qui viennent. Par contre, alors que je n’aime vraiment pas Quentin Tarantino, à part Reservoir Dogs, j’ai foutrement envie de voir The Hateful Eight depuis que j’ai entendu Bret Easton Ellis en parler comme d’un film théâtral et verbeux durant sa première moitié qui vire soudainement au gore le plus intransigeant durant toute sa seconde. Tout comme je me foutais de The Green Inferno comme de ma première rognure d’ongle avalée par mégarde avant d’apprendre que le film d’Eli Roth aligne en moins de vingt minutes une scène d’accident d’avion à la fois atroce et hilarante et une scène de cannibalisme qui pourrait bien se révéler être la plus dégueulasse jamais tournée. De même j’aurais arrêté Breaking Bad à sa poussive Saison 3 si on ne m’avait pas spoilé la 4 comme étant la meilleure de toutes.

Lors de la promotion de Star Wars VII, Harrison Ford a parlé des spectateurs comme de « clients » et dès lors, pour lui, spoiler reviendrait à cracher dans leur soupe. Les fans applaudissent, Disney tape de ses grandes oreilles, mais il ne faut pas se leurrer: Ford défend un produit d’entertainment auquel il est associé et il se fait que c’est justement lorsque sont dévoilés les spoilers de Star Wars Episode VII que le film se prend dans les dents ses critiques les plus « parlantes », celles qui font risquer à la production de lui faire perdre sa clientèle la plus exigeante. Eviter de spoiler, ce serait donc déjà bien davantage faire le jeu du business que du Cinéma (cinéééémaaaaa) mais je ne pense toutefois pas que la haine du spoiler ne soit essentiellement qu’économique. En fait, c’est comme si les préceptes couillons de la netiquette s’étaient propagés comme un virus, que de plus en plus de gens s’étaient mis à penser comme les informaticiens neuneus des forums du début des années 2000. Il y a une guerre en cours à l’ égard des esprits critiques, trop souvent rabaissés au rang de trolls et de haters (mots de l’année 2022 pour Le Soir). Il y a une volonté d’unanimisme autour des produits culturels. Le « si vous n’aimez pas ça, n’en dégoûtez pas les autres » passe désormais pour de la sagesse, sa valeur éducative étant entièrement niée. Or, puisque plus personne ou presque ne lit les critiques construites, le spoiler reste donc peut-être bien le dernier point noir à éradiquer du commentaire culturel avant la victoire totale des béni-oui-oui. Autrement dit, spoiler, c’est (aussi) résister.

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