Sofia Coppola: « Je tiens à ce que mes personnages soient humains et complexes, pas stéréotypés »

Nicole Kidman au chevet de Colin Farrell, cet obscur objet du désir. © DR
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Sofia Coppola adapte dans une perspective féminine le roman de Thomas Cullinan, The Beguiled, déjà porté à l’écran par Don Siegel en 1971. Et trouve dans ce drame du Sud vénéneux et sensuel matière à se réinventer.

Sofia Coppola s’attelant à un remake de The Beguiled (Les Proies), film réalisé par Don Siegel en 1971 autour d’un Clint Eastwood en mode macho décomplexé, la proposition avait de quoi surprendre. Plutôt versée dans le spleen ultra-contemporain d’adolescentes bien nées, au risque parfois de la caricature comme dans The Bling Ring, son précédent opus, la cinéaste renoue avec l’inspiration à la faveur de ce film d’époque dont l’action se situe en 1864, alors que la guerre de Sécession fait rage depuis trois ans. Moment où un caporal nordiste échoue, mal en point, dans un pensionnat de jeunes filles retiré du monde, au fin fond de la Virginie.

La suite, avec des emprunts au cinéma de genre comme à la typologie gothique du Sud, permet à la réalisatrice de se réinventer, tout en s’inscrivant dans la continuité de son oeuvre -le lien entre The Beguiled et son premier film The Virgin Suicides est ainsi limpide. Et si la comparaison avec Siegel est inévitable, elle n’est pas raison pour autant, Sofia Coppola ne se faisant faute de rappeler, alors qu’on la rencontre, visiblement détendue, dans un hôtel londonien, qu’elle est remontée aux origines de l’histoire, à savoir le roman publié par Thomas Cullinan en 1966. « Je connaissais le film de Don Siegel, que quelqu’un m’avait un jour suggéré de revoir pour éventuellement en tourner une nouvelle version, une idée qui ne m’aurait jamais traversé l’esprit a priori. En le redécouvrant, j’ai trouvé les prémices du film fort intéressantes, avec ce groupe de femmes isolées et d’âges différents qui rencontrent cet homme après avoir été coupées du monde, et je me suis dit que l’on pourrait envisager cette histoire du point de vue féminin. Je me suis procuré le roman et j’ai essayé d’oublier le film, pour l’adapter comme je le ferais de n’importe quel autre, en me concentrant sur les personnages et sur l’histoire. Je me suis servie du livre pour avoir les bases du récit, la structure, le profil des personnages et j’y ai adjoint des histoires de gens de ma connaissance et des éléments auxquels je pouvais me raccrocher, afin de nourrir l’ensemble de mon imagination et de mon expérience. »

Un obscur objet du désir

Sofia Coppola sur le tournage de The Beguiled.
Sofia Coppola sur le tournage de The Beguiled.© DR

Présente au coeur de The Beguiled, la figure du groupe de femmes, avec les dynamiques particulières qui s’y font jour, est aussi l’une des matrices du cinéma de Sofia Coppola, qu’elle a irrigué avec plus ou moins de bonheur de The Virgin Suicides à The Bling Ring. À l’instar d’un Wes Anderson ou d’un Spike Jonze par exemple, la cinéaste appartient à cette lignée d’auteurs dont les films sont immédiatement identifiables -« J’aime, quand je regarde les films d’autres réalisateurs, que l’on sente qu’ils viennent de quelqu’un de précis et n’auraient pas pu être réalisés par n’importe qui, relève-t-elle. J’étais curieuse de faire quelque chose qui soit nouveau pour moi et relève notamment du cinéma de genre, mais corresponde aussi à mon style.« Ainsi donc d’un film dont elle explique combien l’histoire lui parlait intimement. « Étant passée moi-même par les différents âges des personnages principaux (allant de douze ans à la bonne quarantaine, NDLR), je pouvais fort bien me les représenter. Je suis très différente de ces femmes, et éloignée de leur époque, mais je sais néanmoins de quoi il retourne quand on se trouve à ces différentes périodes de l’existence. Quant à la dynamique de pouvoir dans les rapports entre les hommes et les femmes, ce qui s’y voit mis en jeu est toujours pertinent aujourd’hui. »

Tout au plus si, contexte particulier de The Beguiled aidant, tout s’y trouve exacerbé: les relations hommes-femmes, la dynamique s’imposant au sein de cet aéropage féminin -nerf sous-jacent du film dont Sofia Coppola rappelle combien, n’étant pas nécessairement verbale, elle s’éloigne de celle prévalant dans les assemblées masculines-, la féminité (« celle des femmes du Sud était une version exagérée de la féminité de l’époque« ), et jusqu’à la masculinité, instrumentalisée pour le coup, du caporal John McBurney, dont elle raconte combien elle s’est amusée à en faire un objet du désir: « C’était d’autant plus drôle que ça se passe, en général, plutôt dans l’autre sens. »

Cet obscur objet du désir, c’est donc Colin Farrell, acteur qu’elle aurait choisi, selon les rumeurs, après des micro-sondages auprès de ses connaissances. « J’ai passé un certain temps, en effet, à demander à différentes femmes, aux mères à l’école par exemple, quel acteur elles appréciaient, et son nom revenait. Mais plus fondamentalement, Colin avait les qualités que je recherchais: il est très masculin, charmant et charismatique. Je tenais à ce qu’il soit complexe et intelligent, parce que j’aurais trouvé insultant que ces femmes soient toutes captivées par une sorte de beau mec débile, il fallait qu’il ait autre chose. En outre, dans le roman, le personnage est un immigrant irlandais. Quand j’ai entendu Colin parler avec son accent naturel, ça a constitué un élément supplémentaire, qui ajoutait encore un peu de mystère et une touche exotique. Je tiens à ce que les personnages soient humains et complexes, et non des stéréotypes.« Avec leur part d’ambiguïté aussi, à l’instar d’un titre, The Beguiled, dont on ignore, en définitive, qui il désigne…De là à y voir un film féministe, il n’y a qu’un pas, que celle qui déclare ne pas souhaiter faire de film à message (« les spectateurs peuvent y prendre ce qu’ils veulent« ) ne franchit qu’à moitié: « Je n’y pense pas vraiment. Je fais des films sur des personnages qui m’intéressent et il se trouve que ce sont des personnages féminins. Mais je ne fais jamais qu’exprimer mon point de vue, je n’essaie pas d’être politique. Pour moi, le féminisme consiste tout simplement à croire en l’égalité entre les hommes et les femmes. Que l’on me considère comme une cinéaste féministe me convient donc fort bien. »

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Traverser les époques

L’on se souvient combien sa Marie-Antoinette avait, en son temps, séduit par le choc qu’il s’y produisait entre les époques, cristallisé dans un soundtrack contemporain ébouriffant. À l’inverse, la musique composée par Phoenix (dont le leader, Thomas Mars, est le mari de la réalisatrice à la ville) pour The Beguiled est toute de minimalisme, tenant surtout du design sonore venu renforcer l’atmosphère du film et en accentuer discrètement le ton et la tension. Pour autant, Sofia Coppola n’a pas voulu sacrifier son imagination à l’esthétique du XIXe siècle. « Tout en étant authentique, il s’agissait que le public moderne puisse aussi s’y retrouver« , résume-t-elle. Objectif rencontré à l’aide notamment des dialogues et des costumes, conformes au contexte historique tout en ayant l’air vaguement familiers. Et de s’étendre par exemple sur la création d’un style vestimentaire que l’on pourrait qualifier de « prairie-chic »: « Nous avons étudié de nombreux portraits de femmes et d’enfants de l’époque, et nous nous sommes rendus aux archives textiles du Metropolitan Museum. Les vêtements sont basés sur ceux d’alors, mais nous avons choisi, par exemple, de ne pas utiliser les cerceaux des jupes parce que, vu les circonstances, elles travaillent au jardin à tenter de survivre, et elles ont donc cessé de les porter. Je tenais à ce que l’on puisse les regarder comme des femmes, et non des aliens d’une autre ère. »

La meilleure façon sans doute de permettre à ce film d’époque de traverser le temps. Une disposition à laquelle contribuent encore certains éléments périphériques, comme une touche gore que l’on n’attendait guère dans son chef, présente le temps d’une scène dont l’exécution l’a, de toute évidence, beaucoup amusée, tout en éveillant quelques souvenirs d’une enfance passée notamment sur les plateaux du Parrain: « Lorsque nous étions enfants, il y avait toujours des cruches de faux sang, et mes frères et moi jouions à nous en recouvrir, c’était amusant. Il y avait donc quelque chose de familier… Lors de nos discussions sur la taille de la blessure avec la personne en charge des effets spéciaux et du maquillage, je lui ai dit qu’elle pouvait aller aussi loin qu’elle le jugeait bon. Et quand Colin a débarqué avec cette plaie, c’était fort convaincant.« Ce dont atteste le rendu à l’écran… Plus fondamentalement, il y a aussi la persistance dans son cinéma de cet éternel féminin qu’elle aime à cueillir dès l’adolescence. Un postulat esquissé dès son court métrage Lick the Star, en 1998, où des jeunes filles fomentaient un plan tordu à l’égard des garçons de leur école -« il y a certaines similitudes avec The Beguiled, c’est vrai, ça doit trotter quelque part dans mon subsconscient« – et affirmé bien haut à compter de The Virgin Suicides, son premier long métrage. « Ce film parlait de jeunes filles parce que cette histoire m’attirait et que je n’avais pas vu ce sujet traité si souvent au cinéma. Pour The Beguiled, je n’ai pas voulu me concentrer sur l’adolescence, mais sur les différentes étapes courant de douze ans à la fin de la quarantaine…« Démonstration, pour le dire autrement, que son cinéma a mûri avec elle.

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