Pink Flamingos, raconté par John Waters

Pink Flamingos © DR
Nicolas Clément
Nicolas Clément Journaliste cinéma

Quarante ans après, ce vieux farceur de John Waters se souvient de Pink Flamingos, cultissime nanar camp et trash faisant rimer scatologie et comédie dans une hallucinante escalade de mauvais goût revendiqué. Série films cultes, 5/7.

Baltimore, mars 1972. John Waters n’a que 25 ans, et deux longs métrages joyeusement consternants à son actif –Mondo Trasho (1969) et Multiple Maniacs (1970)-, quand sort Pink Flamingos. Soit une plongée non moins délicieusement navrante dans le mauvais goût le plus cracra en compagnie de celui (ou plutôt celle) qui est déjà l’acteur fétiche du cinéaste, l’inénarrable Divine, travesti potelé aux manières irrésistiblement repoussantes. Ainsi, dans Pink Flamingos, Divine incarne-t-il Babs Johnson, créature over the top qui vit recluse dans une caravane minable perdue au fond des bois en compagnie d’une mère simple d’esprit obsédée par les oeufs, d’un fils aux moeurs sexuelles douteuses et d’une amie portée sur le voyeurisme. Mais quand un journal décrète que Divine alias Babs Johnson est « l’être vivant le plus dégoûtant de la planète », le couple Marble -Connie et Raymond-, fou de jalousie, revendique ce titre haut et fort, estimant qu’en tant que fétichistes pornographes infâmes qui dealent de l’héroïne dans les écoles élémentaires, et kidnappent des jeunes filles pour que leur majordome les engrosse afin de revendre leurs bébés à des couples lesbiens, ils l’ont tout simplement bien mérité. Les uns et les autres s’affrontent alors par le truchement sadique d’une série d’agissements répugnants culminant dans cette scène hallucinante, garantie sans trucage, où Divine se délecte d’une merde de chien encore fumante face à la caméra après avoir orchestré l’humiliation puis l’exécution pure et simple de l’hérétique couple Marble devant un parterre de journalistes spécialement invités pour l’occasion…

Pink Flamingos
Pink Flamingos© DR

Tout sauf un scénario de blockbuster hollywoodien, on en conviendra. Et pourtant, cette comédie camp et trash mal fichue au budget dérisoire (12.000 dollars) connaîtra rapidement un succès aussi inattendu que foudroyant, la blague graveleuse de ce sale gamin farceur de John Waters profitant de la mode naissante des midnight movies initiée par le Night of the Living Dead de Romero et le El Topo de Jodorowsky pour accéder à ce statut rare et hautement convoité de film culte instantané.

Anus horribilis

Bruxelles, mars 2013. On rencontre John Waters dans le cadre de sa venue au festival Offscreen, qui lui consacre une large rétrospective. Le cinéaste de Baltimore nous accueille à l’entrée du petit salon de son hôtel dans une tenue décontractée qui tranche nettement avec le costume rose flamingo flashy qu’il arborait fièrement la veille sur la scène de Bozar pour défendre son spectacle This Filthy World. Quelques jours plus tôt, un site Web annonçait son décès, faisant grossièrement enfler la rumeur virtuelle, ce qui nous vaut cette formule de présentation: « Bonjour. John Waters. Revenu d’entre les morts. » Sourire pincé sous sa moustache extra fine, il insiste, d’un air faussement affecté: « C’est quelque chose de nouveau pour moi, je n’avais jamais cessé d’exister auparavant. L’ennui c’est que si je meurs aujourd’hui, personne ne le croira. » Puis nous invite alors à le rejoindre sur un canapé cosy où il ne cessera de nous toucher bizarrement le coude du bout des doigts, comme pour capter une attention qui lui est pourtant totalement acquise.

Pink Flamingos
Pink Flamingos© DR

L’attention, parlons-en, Waters n’a jamais cessé de courir après, lui qui se gaussait déjà de la quête maladive de notoriété à la fin de Pink Flamingos tout en jouant sans vergogne de la surenchère de dégueulasseries, son fonds de commerce aujourd’hui encore, pour faire parler de lui. Avec l’idée de brouiller les pistes entre le vrai et le faux, en toute roublardise: dans Pink Flamingos, les séquences où Divine mange un étron canin pour de vrai ou pratique une fellation non simulée et de nature supposée incestueuse -et on ne parle même pas du fameux anus chantant ou du poulet réellement sacrifié pour les besoins d’une scène de sexe déviant- côtoient le plus naturellement du monde les abjections feintes dans la bonne humeur, du festin cannibale à base de flicaille à ce fameux plan d’insémination de sperme à la seringue. La vieille équation « attraction-répulsion » fonctionne à plein régime avec, en définitive, un grand vainqueur incontesté: le mauvais goût, soit l’essence même de l’entertainment selon Waters. Ce qui lui fera dire que si quelqu’un venait à vomir en regardant son film, il le prendrait comme une standing ovation.

Amateur de « films cochons qui se passent dans des prisons pour femmes », inconditionnel de Russ Meyer et de Herschell Gordon Lewis (réalisateur du cultissime film gore Blood Feast), Waters s’improvise réalisateur dès l’adolescence en tournant des courts métrages amateurs en 8 mm, puis des moyens métrages en 16 mm -le délirant Eat Your Makeup qui révèle Divine en improbable Jackie Kennedy- avant de se lancer dans des premiers longs avec pour seul bagage son amour dévorant pour le cinéma bis. Une absence totale de professionnalisme qui saute aux yeux dans Pink Flamingos, troisième véritable film dont il est à la fois le scénariste, le réalisateur, le producteur, le narrateur, le cameraman et le monteur. « Oui, j’ai cumulé toutes ces casquettes sur Pink Flamingos. En pure incompétence, certes, mais j’ai occupé tous ces postes à la fois. Avec le recul, aujourd’hui, je sauverais juste le scénario. Je reste persuadé en effet que le film est bien écrit. Mais sinon, quand je revois mes vieux films, je ne repère que les maladresses. Ceci étant, je pense que le succès, largement accidentel, de Pink Flamingos doit beaucoup au fait qu’il est complètement salopé techniquement. Parce que ça lui donne un air de snuff movie, ou en tout cas de quelque chose de réel, un peu comme si quelqu’un s’était planqué dans les bois pour mal filmer toutes ces scènes. D’ailleurs, beaucoup ont cru qu’on vivait dans une caravane, que tout était vrai, que nous étions comme ça, que Divine était recherchée pour meurtre. Les gens avaient carrément peur de nous à la sortie du film, alors que tout était très écrit en fait. »

Pink Flamingos
Pink Flamingos© DR

Cadrage aléatoire, interprétation outrée, dialogues interminables, absence complète de rythme… A la manière d’un Ed Wood de l’underground comico-bizarre des seventies, John Waters a ainsi largement imposé sa patte de cinéaste provocateur et transgressif par la totale approximation technique, l’ignorance absolue d’un quelconque savoir-faire formel, qui caractérisent les premiers films de celui qu’on appellera bientôt The Baron of Bad Taste, The Sultan of Sleaze ou encore The Pope of Trash. « J’ai appris sur le tas. J’ai fait Pink Flamingos dans la foulée de Mondo Trasho et Multiple Maniacs. A chaque fois, je louais illégalement du matériel. Les types qui faisaient les news locales à Baltimore avaient des caméras 16 mm, alors je leur donnais de l’argent en black sans que la chaîne soit au courant. Ils m’ont dispensé quelques conseils techniques et c’est la seule véritable école de cinéma que j’ai jamais connue, même si ces mecs n’y entendaient strictement rien au cinéma underground de l’époque, croyez-moi. La femme d’un des caméramans n’arrêtait pas de dire qu’elle avait toujours eu envie d’assister à un tournage, alors un jour elle débarque au beau milieu d’une scène où la Egg Lady braille dans un parc pour enfants avec ses oeufs… Je crois qu’elle était tellement horrifiée qu’elle s’est enfuie du plateau en courant. »

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Au fond, le cinéma selon John Waters ne serait-il pas qu’un vaste laboratoire d’expérimentations destinées à repousser, ou en tout cas tester, les limites? Celles du réalisateur, bien sûr, mais aussi celles de ses acteurs, voire de ses spectateurs… « Je crois en effet qu’il a essentiellement été question, tout au long de mon parcours, de tester mes propres limites. Avec cette question en filigrane: jusqu’où les choses peuvent-elles être drôles? A un moment, par contre, j’ai arrêté d’essayer de tester les limites de mes acteurs. Quand j’y pense, ils étaient vraiment courageux tous ces amis qui ont accepté de tourner dans mes premiers films… Aujourd’hui, je ne me permettrais plus de demander à quelqu’un de manger de la merde. Sauf peut-être à Johnny Knoxville, parce qu’il serait capable de le faire (rire). »

Pink Flamingos
Pink Flamingos© DR

Pink Flamingos, un Jackass avant l’heure? Waters préfère en tout cas qu’on lui prête cette seule filiation plutôt que celle de la trash TV au sens large, que la surenchère à l’oeuvre dans son film culte semble pourtant quelque part annoncer. « Je pense sincèrement que mes films sont tout le contraire de la trash TV d’aujourd’hui parce que ces shows télé vous mettent dans une position supérieure aux intervenants, où vous pouvez rire d’eux. Mais qui est l’idiot au final? Ils sont payés pour ça et vous, vous perdez juste votre temps à les regarder… Je ne traite, quant à moi, jamais les personnages avec mépris, je me hisse à leur hauteur et invite à rire avec eux de leurs énormités. L’idée qui traverse mes films, c’est: ne juge pas les autres avant de connaître toute l’histoire. Je ne nie pas que certaines personnes semblent être pourries à la base, mais je crois surtout qu’il leur arrive des choses qui les poussent à commettre certains actes. Ce sont les raisons qui m’intéressent. » Et d’ajouter encore: « Je suis toujours subjugué par les gens qui pensent être normaux mais s’avèrent être de complets tarés. Il y a une bizarrerie en chacun de nous. »

Fasciné par la vie secrète de ses contemporains, Waters fait ainsi du cinéma dans l’esprit d’une mise à nu de ce qui est généralement caché ou stigmatisé. Pas un hasard si l’action de ses films se déroule systématiquement à Baltimore, où il a grandi en vouant un véritable culte à toute la laideur que la ville tentait tant bien que mal de camoufler. Ce qui lui vaudra d’ailleurs quelques fameuses inimitiés, du côté des décideurs locaux notamment, agacés par l’image dégradante que ses films se plaisent à renvoyer de leur municipalité. « Baltimore étant un personnage à part entière de chacun de mes films, j’ai été royalement détesté par certains politiciens durant les années 70. Mais aujourd’hui, ils ont trouvé de nouvelles bêtes noires: les mecs qui ont fait la série The Wire (sourire). »

A little touch of too much

John Waters dans les Simpson
John Waters dans les Simpson© DR

En 1997, dans la saison 8 des Simpson, John Waters apparaît en collectionneur régressif de jouets, robots et autres goodies hauts en couleur. Présenté comme un grand enfant dingue de kitscheries en tous genres, il conduit une décapotable à l’intérieur précieusement zébré et est censé illustrer le cliché gentiment caricaturé du raffinement homosexuel. On est loin, en tout état de cause, des excès et de la provocation des débuts, ceux qui exploseront à la face embourgeoisée du monde dans ce sommet de mauvais goût camp et trash que demeure encore aujourd’hui, plus de quatre décennies après, son incroyable Pink Flamingos. Et en ce sens, la série animée résume bien la trajectoire du cinéaste de Baltimore, partant de l’underground le plus hardcore pour diluer peu à peu son iconoclasme outrancier dans le grand bouillon mainstream hollywoodien -on exagère à peine. Il n’empêche que jusque dans ses films les mieux peignés (Hairspray, Cry-Baby) et les plus accessibles (Serial Mom, Pecker), il reste toujours, parfois planquée dans les détails les plus infimes, cette « little touch of too much » propre à John Waters, provocateur impénitent fasciné par la beauté torve des gros, des moches et des timbrés.

PINK FLAMINGOS, LE 06/08 À 19 H À LA CINEMATEK, BRUXELLES. www.cinematek.be

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