Pedro Almodovar, l’homme qui aimait les femmes: interview au long cours

Adriana Ugarte et Pedro Almodovar sur le tournage de Julieta. © DR
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Rencontre avec Pedro Almodovar autour de Julieta, son vingtième film, drame au féminin comme le réalisateur espagnol sait les ciseler à merveille, comme pour mieux faire chavirer le spectateur…

L’homme qui aimait les femmes. Qui mieux qu’Almodovar pour endosser cette identité qui donnait son titre à l’un des plus beaux films de François Truffaut? Avec Julieta, le réalisateur espagnol renoue avec un genre emblématique de son oeuvre, le (mélo) drame au féminin. Et ce nouvel opus, son vingtième déjà, s’inscrit dans la lignée féconde de la Fleur de mon secret et autre Tout sur ma mère, ciselant un étincelant portrait de femme, mère confrontée à l’absence d’une fille partie sans donner plus d’explications, et rongée par la douleur. Si, confirmant en cela une tendance amorcée avec La Piel que Habito, son cinéma apparaît aujourd’hui plus contenu que par le passé, les sentiments et l’émotion s’y insinuent néanmoins à flot continu. A l’instar, d’ailleurs, de cette passion qui n’en finit pas d’animer le cinéaste -démonstration lors d’un entretien chaleureux.

Julieta est inspiré de trois nouvelles d’Alice Munro. Qu’est-ce qui vous parlait dans son univers?

Tout d’abord, son originalité. Elle écrit sur la famille, et les relations au sein de celle-ci, et il y a chez elle une étrangeté qui m’attire beaucoup. Elle met en lumière ce qui est normalement transparent et se cache derrière les objets ou la vie quotidienne. Je suis également fasciné par le fait qu’Alice Munro a été une femme au foyer, qui s’est longtemps occupée de sa famille, et dit avoir trouvé une demi-heure par-ci, par-là pour écrire, quand ses enfants faisaient une sieste ou le soir. Elle raconte aussi imaginer ces histoires sans avoir le temps de les écrire tout de suite: elles prennent forme dans sa tête au fur et à mesure, ce qui lui donne, je pense, son caractère absolument unique en tant qu’auteure de nouvelles. Comme elle développe mentalement ces histoires, elle en sait beaucoup plus que ce qu’elle en raconte. Cette connaissance apparaît entre les lignes de ses récits, qui sont du coup empreints de mystère. Pour ce qui est des nouvelles (empruntées au recueil Fugitives, NDLR) que j’ai adaptées, j’étais surtout intéressé par les scènes se déroulant dans le train, qui sont d’ailleurs restées dans le film. Le déclic est venu de là.

Dans les nouvelles, la fille de Julieta s’appelle Penélope. Vous avez changé ce prénom en Antia. Est-ce lié au fait que Penélope est un prénom trop familier dans votre univers?

Penélope, dans la littérature classique, est un personnage dans l’attente. Or, dans le film, celle qui attend est la mère, et non la fille. Et Antia constitue une allusion directe au père, galicien: c’est un prénom populaire en Galice, et seulement là-bas.

Qu’est-ce qui vous ramène toujours à l’univers féminin?

Avant tout, c’est un univers qui me sourit comme scénariste et comme réalisateur. J’obtiens mes meilleures critiques et le plus grand succès auprès du public quand j’écris et que je fais des films sur les femmes. Julieta traite du matriarcat et de la maternité, et des femmes en tant que créatrices de l’homme (…). Les femmes, qui donnent la vie, me semblent constituer un sujet dramatique plus spectaculaire que les hommes. En l’occurrence, voilà un film où l’on voit une maternité, mais pleine de souffrance et de douleur. Bien sûr que l’absence d’un être cher, ou d’un enfant, est une souffrance aussi pour un père. Mais celle d’une mère me semble toujours plus forte. La douleur est plus expressive chez les femmes, et pour moi, en tant que réalisateur, le spectacle du désespoir est plus parlant chez les femmes que chez les hommes. Cela ne vaut que pour moi, et il y a de grands films sur la paternité, comme El Sur de Victor Erice, ou Paris, Texas de Wim Wenders. Mais moi, comme cinéaste, je préfère écrire et diriger des femmes.

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Pourquoi ce désir d’aller aujourd’hui vers un cinéma qui soit plus dans la retenue?

L’histoire l’a exigé. Je ne commence à visualiser un film qu’une fois le scénario écrit, et à ce moment-là, je pense aux acteurs et à la narration. Il m’a semblé que pour être fidèle à cette histoire, je devais épurer mon style habituel, et que je devais en éliminer tous les éléments baroques qui font pourtant partie de mon caractère et de ma filmographie. La sobriété m’a paru constituer un élément clé pour raconter une telle histoire, et lui donner la force qu’elle méritait. Par sobriété, j’entends par exemple l’absence d’humour. Quand on en est à son vingtième film, se retrouver face à quelque chose de complètement différent constitue un défi, et je l’ai accepté avec grand plaisir. Changer de style après tout ce temps n’est pas facile, mais maintenant que j’ai le recul suffisant, je dois dire que tourner Julieta a constitué une immense leçon.

En quel sens?

Pour moi qui m’étais spécialisé dans le mélodrame, un genre que j’affectionnais tout particulièrement, découvrir la possibilité de réaliser un drame qui soit complètement dans la retenue m’a procuré une grande satisfaction. En ce sens, ce film a constitué une leçon, sur le plan narratif également: chacun des plans ne retient que l’essentiel, le signifiant, j’ai éliminé tous les autres éléments. Pour résumer, je dirais que cette expérience a élargi mon registre. Pour autant, je ne regrette rien de ce que j’ai fait auparavant. Et cela ne veut pas dire non plus qu’à partir de maintenant, tous mes films vont ressembler à Julieta et appartenir au même genre.

Si vous tendez ici au drame pur, le mélodrame reste au coeur de votre cinéma. D’où vient votre attirance pour ce genre?

La vie en Espagne, à l’époque de mon enfance et de mon adolescence, donc pendant la période où je me suis construit, était vraiment mélodramatique. Il y avait de la tragédie et du drame, mais aussi ce mélange que l’on trouve dans la culture espagnole d’humour noir, de chansons et de musique. Enfant, je vivais entouré de femmes qui parlaient entre elles, dans les patios, de faits divers parfois terribles, mais qui, en même temps, chantaient des chansons. C’était l’époque du franquisme, pas précisément la meilleure qu’ait connue l’Espagne, et le mélodrame correspond à la façon dont je l’ai perçue, comme par contagion: je vivais dans cette forme de vie, baignée de ce que j’entendais dans les patios et à la radio, à quoi s’ajoutait ce que je pouvais percevoir ou deviner de ce qui se passait dans la vie, dans la rue. Et donc, il y avait ce mélange, qui est le propre du mélodrame. En outre, ce dernier constitue le moyen de s’approcher au plus près de la réalité de façon néo-réaliste, tout en gardant une certaine distanciation dans la représentation de cette réalité. De sorte qu’il m’a permis de me rapprocher aussi des situations et des personnages extrêmes. Et puis, cela me correspondait sur le plan personnel, en termes de caractère.

Adriana Ugarte dans Julieta de Pedro Almodovar.
Adriana Ugarte dans Julieta de Pedro Almodovar.© DR

On vous a longtemps présenté comme le cinéaste de la Movida. Que reste-t-il de son esprit, 35 ans plus tard?

Ce qu’il en reste, c’est quelque chose de virtuel, toujours présent dans la mémoire de ceux qui l’ont vécue. Le Madrid d’aujourd’hui ne ressemble plus en rien à celui des années 80, et la période que traverse la société espagnole actuellement est quasiment à l’opposé de ce que nous vivions alors: une époque de véritable célébration de la naissance de la démocratie, qui imprégnait de façon déterminante la vie de tout le monde, et en particulier celle des jeunes. Les jeunes, aujourd’hui en Espagne, y compris ceux qui ont fait des études universitaires, soit ne trouvent pas de travail à la hauteur de leur formation, soit doivent quitter le pays. Tous les citoyens espagnols débordent de frustration: le fait de devoir bientôt recommencer les élections aggrave ce sentiment qui imprègne tout le pays. Tous les Espagnols, et pas seulement la classe politique, éprouvent un véritable sentiment d’échec… La ville, Madrid, le contexte qui nous entoure, la façon dont nous vivons, sont quasiment l’opposé de ce que j’ai eu la chance de vivre dans les années 80.

Qu’est-ce que l’effervescence d’alors a laissé comme héritage?

En dehors du souvenir, quelques films, pas beaucoup, mais surtout une immense quantité de chansons écrites à l’époque. La Movida était caractérisée par l’immédiateté: on pouvait créer dans le feu de l’inspiration, et pour pas cher. Mais faire un film, même à petit budget, requiert un peu d’argent. Alors que les chansons, la musique, on peut les faire fructifier tout de suite. Ce fut la période de création musicale la plus riche des 50 dernières années. On pouvait inventer des chansons, composer, les enregistrer immédiatement, sans moyens, et elles pouvaient devenir d’immenses succès. Les chansons de l’époque sont le meilleur reflet de la Movida qui subsiste aujourd’hui. Elles témoignent, dans les mélodies et les paroles, de ce que vivait la jeunesse, ce que nous faisions et ressentions, nos peurs, nos envies, nos jours et nos nuits. Il n’y a pas de romans qui reflètent cette époque, mais il y a eu un groupe important de peintres, et une abondante création plastique. Mais c’est surtout le souvenir d’une véritable explosion de liberté. Et ça, c’est une sensation difficile à expliquer, mais qui est vraiment merveilleuse.

Vous êtes quelqu’un de nostalgique?

Sur le plan personnel, je ne me considère pas comme nostalgique. Mais il est vrai que la mémoire collective établit ce qu’un peuple a vécu et a été à chaque époque de son histoire. Je pense que la mémoire historique de l’époque des années 80 sera très différente de celle que l’on gardera de la période que nous vivons aujourd’hui. Sans être nostalgique, je dirais que ceux qui, en l’an 3000, revisiteront l’Histoire et le passé de l’Espagne, préféreront certainement retourner dans les années 80 que dans les années 2000. (rires)

Pedro Almodovar
Pedro Almodovar© DR

Julieta est votre vingtième film. Votre façon d’envisager le cinéma a-t-elle changé depuis vos débuts?

Oui, beaucoup. Mais cela dit, je me reconnais dans chacun de mes films, dans leurs bons et leurs mauvais côtés. Il y a un changement évident entre Pepi, Luci, Bom et autres filles du quartier, Le Labyrinthe des passions et Julieta, et je crois qu’il est dû, tout simplement, au passage du temps. C’est tout à fait normal, et dû à l’expérience personnelle que l’on acquiert au fil de la vie. Cela ne signifie pas que j’ai changé en profondeur ni essentiellement de point de vue sur la vie depuis mes 20 ans, mais je trouve bénéfique que la vie vous pousse à faire une oeuvre différente. Le changement qui vient avec la maturité n’est pas délibéré, c’est presque un mouvement naturel, biologique. La vie que j’ai aujourd’hui est tout à fait différente de celle que je menais dans les années 80, et il est naturel que cela se reflète dans mes films.

Ce film sera présenté à Cannes, et comme chaque fois que vous y venez, on parlera de Palme d’Or. Est-ce que vous y pensez?

Non, mais j’en rêve. (rires) A partir du moment où j’accepte d’aller en compétition à Cannes, j’en assume aussi les risques et les règles du jeu. Les règles du jeu, cela signifie qu’au-delà des préférences qui peuvent être exprimées par la critique ou par le public, le palmarès est décerné par un jury. C’est la règle du jeu, et il convient de l’accepter comme telle. Moi, je vais au festival en espérant que mon film recevra un bon accueil, mais sans particulièrement m’attendre à un prix. Mais si vous croyez que je le mérite, j’espère que vous l’écrirez dans votre article (rires). Je pense que ce sera une bonne édition, il y a beaucoup de films en compétition que j’ai envie de voir tout de suite. Mon autre espoir est donc d’être à la hauteur. Et enfin, de ne pas prendre trop de kilos afin de pouvoir enfiler mon smoking, parce que maintenant, il me va pile-poil… (rires).

Almodovar en 4 mélodrames

Talons aiguilles (1991)

Si l’exubérance des années 80 est toujours de mise, Almodovar s’aventure en terrain mélodramatique avec Talons aiguilles, où il s’attache, sur arrière-plan d’enquête haute en couleurs, à une délicate relation mère-fille (Marisa Paredes et Victoria Abril, superbes) marquée du sceau de l’absence -déjà. Une tendance « mélo » que confirment ensuite La Fleur de mon secret, magnifique portrait d’une femme, reine du roman à l’eau de rose et malheureuse en amour, puis En chair et en os, chavirant récit à cinq personnages.

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Tout sur ma mère (1999)

Chef-d’oeuvre de la maturité, Tout sur ma mère est aussi l’un des plus scintillants portraits au féminin pluriel réalisé par le cinéaste. Au coeur de celui-ci, Manuela, une mère qui, à la disparition tragique de son fils Esteban le soir de ses 17 ans, décide de repartir à Barcelone, à la recherche de son père. Chorale, la suite porte le cinéma d’Almodovar à incandescence, charriant des émotions intenses tandis que s’y dévide le fil(m) exubérant de la vie. Un classique définitif, ayant doublé le Grand Prix cannois de l’Oscar du Meilleur film étranger.

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Parle avec elle (2001)

La filmographie d’Almodovar atteint de nouveaux sommets avec son quatorzième film, l’histoire de l’amitié entre deux hommes réunis au chevet de deux femmes plongées dans le coma. Combinant avec maestria audace et retenue, le réalisateur livre un mélodrame bouleversant, un film arpentant la ligne du désir et des sentiments tout en devisant avec la solitude, la passion et la mort. Non sans vibrer encore d’un stimulant appel de vie au gré de son paysage recomposé -l’amour plus fort que la mort comme profession de foi…

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Étreintes brisées (2009)

Scénariste aveugle, Harry Caine est un jour amené à rouvrir les pages d’un passé soigneusement enfoui quand, quatorze ans auparavant, et sous le nom de Mateo Blanco, il réalisait son dernier film, se consumant d’amour pour l’actrice principale, Lena… Soit une histoire d’amour fou dominée par la fatalité, et un film somme de l’oeuvre du cinéaste, au confluent du film noir et du mélodrame, de sa cinéphilie et de son cinéma, de ses thématiques et de ses passions, le tout transcendé par une étincelante Penélope Cruz…

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Quand Pedro Almodovar rencontrait Patricia Highsmith

S’il est inspiré de la novelliste canadienne Alice Munro, Julieta cite aussi Patricia Highsmith, et le film trouve son épilogue en Suisse, à Sonogno, dans la vallée voisine de celle où résidait la romancière américaine. « En fait, je l’ai connue de son vivant, se souvient Almodovar. Je l’ai rencontrée en 1988, alors que je cherchais à obtenir les droits de son roman The Tremor of Forgery, dont l’action se déroule à Hammamet. J’étais à New York pour la promotion de Femmes au bord de la crise de nerfs et Patricia Highsmith a souhaité me rencontrer. Quand on s’est vus, elle m’a dit être très curieuse de connaître ce jeune réalisateur voulant adapter ce livre, parce que c’était le seul de ses romans dont personne n’avait jamais demandé les droits. J’étais enchanté de faire sa connaissance: elle était, et reste un écrivain clé à mes yeux. Elle m’a confié quelque chose que je comprends parfaitement, et dont j’imagine que cela vaut pour l’ensemble des romanciers, à savoir qu’elle détestait toutes les adaptations de ses livres. Je lui ai demandé: même celle de Wim Wenders (L’Ami américain, en 1977)? Même celle d’Hitchcock (Strangers on a Train, en 1951)? Et elle m’a répondu: « Toutes, absolument toutes. » Et de poursuivre: « Patricia Highsmith n’avait vu aucun de mes films, et elle m’a demandé si je pourrais lui envoyer une cassette vidéo de Femmes au bord de la crises de nerfs. Elle vivait dans un endroit assez reculé en Suisse, m’a-t-elle dit, où elle n’avait ni la télévision ni, a fortiori, de lecteur, mais une amie habitant dans la vallée voisine pourrait peut-être lui montrer le film. Et elle a fini par me dire oui. Ils nous ont donné le montant des droits, mais à l’époque, c’était trop cher pour nous, et nous ne les avons pas acquis… »

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