Notre dernière interview avec Jonathan Demme, mort à 73 ans

Jonathan Demme sur le tournage de Ricki and the Flash, aux côtés de Meryl Streep et Kevin Kline. © DR
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Le réalisateur du Silence des agneaux, de Philadelphia et Stop Making Sense signait en 2015 ce qui restera son dernier film. Ricki and the Flash venait rappeler la place qu’occupe le rock dans son cinéma, l’occasion d’une large interview avec un Jonathan Demme à l’enthousiasme intact.

Jonathan Demme est mort ce mercredi 26 avril. Nous republions à cette occasion cet article initialement paru dans le Focus du 11 septembre 2015.

Si son nom est évidemment associé à The Silence of the Lambs et Philadelphia, deux films hollywoodiens phares des années 90, Jonathan Demme s’est aussi imposé comme un réalisateur à la sensibilité musicale. Le cinéaste new-yorkais a ainsi signé au fil du temps des documentaires de référence sur les Talking Heads (Stop Making Sense) ou autre Neil Young (Heart of Gold), série en cours d’ailleurs, puisqu’il a encore tourné, en janvier dernier, un film sur Justin Timberlake & The Tennessee Kids actuellement en cours de montage. Cela, quand il n’invitait pas les Feelies à animer le bal des anciens de Something Wild ou Robyn Hitchcock le mariage de Rachel Getting Married. Ricki and the Flash, son nouveau film, pourrait à cet égard apparaître comme une synthèse de son cinéma, film au féminin comme il en a déjà tourné quelques-uns ajoutant aux vertus humanistes qu’on lui connaît une vibration rock’n’roll, puisqu’il y est question d’une rockeuse sur le retour -incarnée par Meryl Streep qui, non contente de tenir le micro, s’est mise à la guitare pour la circonstance. L’occasion d’une rencontre chaleureuse avec un réalisateur dont la septantaine n’a pas entamé l’enthousiasme…

Après de nombreux documentaires, vous réalisez aujourd’hui une fiction musicale. Quelle place la musique occupe-t-elle dans votre vie? Cette passion est-elle antérieure à votre intérêt pour le cinéma?

Pour ma génération, il y a d’abord eu la radio. Je devais avoir six ans quand j’ai commencé à l’écouter assidûment, m’installant face à elle pour dévorer les chansons, une occupation qu’adorait l’enfant solitaire que j’étais. Et puis, la télévision est apparue, et mon temps s’est partagé entre les deux. J’ai grandi obsédé par les films comme par la musique, populaire en particulier, des gens comme Nat King Cole ou Guy Mitchell. La musique comme le cinéma ont nourri mon enthousiasme pour l’existence. Une fois cinéaste, le mariage entre les deux s’est donc imposé: j’ai veillé à enrichir mes films d’autant de musique que possible, parce qu’elle contribue à leur élan émotionnel. Et j’ai par ailleurs toujours aimé réaliser des films autour de concerts: si les musiciens sont bons, et la musique également, filmer en live est pour moi l’expression la plus pure de la réalisation. Sans que je puisse l’expliquer, il y a là une fusion qui m’exalte. Et ici, j’ai l’opportunité de concilier mon amour des films, des histoires et des acteurs avec de la musique live.

Avez-vous établi vous-même la liste des chansons qu’interprète le groupe?

Certaines d’entre elles figuraient dans le scénario écrit par Diablo Cody, comme celles de Lady Gaga et de Pink. Mais elle avait aussi laissé des blancs, et j’ai essayé de les combler avec des morceaux qui feraient avancer la narration. J’avais déjà utilisé American Girl, la chanson qui ouvre Ricki and the Flash, dans The Silence of the Lambs. La jeune femme qui se fait kidnapper la fredonne avec Tom Petty lorsqu’on la voit pour la première fois. A l’époque, je tenais à ce que le public, lorsqu’il découvre cette fille qui va être plongée dans un cauchemar atroce, voie en elle un archétype de la fille américaine. Dans le cas présent, Ricki, qu’interprète Meryl Streep, en fait quelque chose d’autobiographique. Et ainsi de suite, j’ai fait un casting de chansons. Par contre, My Love Will Not Let You Down, le morceau de Bruce Springsteen à la fin du film, est une trouvaille de Meryl. Elle avait besoin d’un morceau contenant les mots qui permettraient à son personnage d’exprimer tout ce qu’elle ressent pour eux à ses enfants. J’ai reçu un jour un coup de fil effréné où elle me disait avoir trouvé. Bien que fan de Springsteen, je ne connaissais pas cette chanson. Je ne pense pas qu’elle figure sur un album, mais bien dans ses archives.

Le personnage de Ricki est-il inspiré d’une chanteuse en particulier?

Je n’avais personne à l’esprit. Meryl est autant obsédée par le rock’n’roll que moi. Elle a grandi avec cette musique, et pouvoir chanter et jouer de la guitare dans un film est, pour elle, un rêve qui s’est réalisé. Elle a d’ailleurs appris la guitare pour jouer ce rôle. Diablo Cody avait imaginé Ricki un peu plus punky que ne l’a interprétée Meryl, le scénario la décrivait avec un petit quelque chose de Joan Jett. Celle qui l’a sans doute le plus inspirée pour construire ce personnage doit être Lucinda Williams.

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Ricki appartient à cette génération qui a vieilli avec le rock, censé être la musique de la jeunesse rebelle. Cela reflète-t-il votre situation? Y a-t-il là un sentiment, peut-être indu, de jeunesse éternelle?

J’imagine que le rock est la propriété de la jeunesse. En ce qui me concerne, un an à peine après avoir découvert Nat King Cole ou Guy Mitchell, j’écoutais Bill Haley and the Comets et Little Richard. Je me suis littéralement retrouvé à la naissance du rock blanc, et j’ai grandi avec lui. Parfois, quand j’avais une vingtaine d’années, il m’arrivait, avec mes amis, de rouler en voiture en mettant la musique à fond, et je me demandais ce que nous pourrions bien écouter une fois la soixantaine venue. Et il s’avère que nous écoutons toujours du rock’n’roll. Je me demandais quand je cesserais d’aimer cette musique, mais ce n’est jamais arrivé, c’est une relation à vie.

Considérez-vous ce film comme le pendant de Rachel Getting Married?

Non, même si on pourrait utiliser le même synopsis pour les deux films, et qu’on ne peut ignorer l’aspect mariage ni d’autres détails. Mais Rachel Getting Married était un film très particulier: mon intention était qu’il ressemble à un documentaire, improvisé, quelque chose approchant du cinéma-vérité ou du dogme. Alors qu’avec Ricki, je me suis amusé à revenir à un style de caméra plus manipulateur. Ricki and the Flash ressemble par bien des aspects à un conte de fées, c’est presque l’histoire de Cendrillon. Je ne l’ai pas du tout envisagé de façon aussi réaliste.

Pourquoi avoir choisi de faire de Ricki un personnage ouvertement de droite?

J’ai trouvé cela rafraîchissant. L’idée vient de Diablo Cody, dont la belle-mère, tout comme Ricki, est la leader d’un groupe de reprises dans le New Jersey. Elle a passé pas mal de temps dans cet univers, et a découvert une culture sensiblement plus conservatrice et républicaine que celle prévalant dans son entourage. Et sans être nécessairement d’accord avec leurs idées, elle a réalisé que ces gens étaient charmants. Je pense qu’elle a voulu briser le moule, et j’en ai été fort heureux. J’ai toujours dit que sans diversité d’opinions, on n’avait pas de démocratie. Il faut imposer cette diversité, et c’était une occasion de faire passer ce message dans un petit drame familial.

Ricki and the Flash est plein d’espoir, tout comme Rachel Getting Married, d’ailleurs. Il est curieux de constater que dans les années 90, lorsque le climat était plus léger, vous tourniez des oeuvres comme The Silence of the Lambs ou Philadelphia, et maintenant, alors que l’atmosphère générale est plus sombre et amère, vous faites ce genre de films…

C’est sans doute une coïncidence. Ce que je peux dire, par contre, c’est qu’aux Etats-Unis, très peu de film sont centrés sur les personnages, pas plus qu’ils ne sont concernés par une forme d’humanisme dans leur narration. Pouvoir en tourner un est une opportunité rare. Je ne pensais pas réaliser encore un jour un film de studio, ne me retrouvant pas dans ce qu’on y produit désormais. Ce sont des films que je peux apprécier comme spectateur, mais que je ne sais pas comment faire. Quand j’ai reçu cette proposition, j’ai donc sauté sur l’occasion. J’ai joui de beaucoup de liberté. Au moment des previews, lorsqu’on vous demande un peu plus de ceci ou de cela, la marge de manoeuvre se restreint un tantinet, mais je bénéficie du final cut. Au bout du compte, le film ressemble à ce que je voulais qu’il soit, même si j’ai veillé à ce que le studio puisse en être satisfait également.

Vous avez connu différentes phases dans votre carrière, de Roger Corman aux grands films hollywoodiens, en passant par des documentaires, musicaux ou non, et des oeuvres plus modestes. Quelle est la période qui vous semble la plus importante?

Honnêtement, le moment présent, ici, au festival de Venise, à parler de Ricki and the Flash, et à être membre d’un jury. Je vis un moment extraordinaire. Pour moi, la vie n’est qu’une longue prise, un long plan, et voilà où nous en sommes. J’ai pris du plaisir aux différents stades de ma carrière. J’ai même été viré de trois films, Citizens Band, Swing Shift et un documentaire sur Bob Marley, mais je n’éprouve pas le moindre regret, toutes ces expériences en valaient la peine.

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