Michel Gondry: « réaliser L’écume des jours m’est apparu complètement naturel »

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Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

À la faveur de la sortie de son épatante transposition à l’écran de L’écume des jours, Michel Gondry remonte aux sources de son travail, le roman de Boris Vian mais aussi ses secrets de fabrication…

Paris, par une fraîche après-midi de mars. Dans un hôtel chic du deuxième arrondissement, Michel Gondry enquille les interviews comme d’autres dansent le biglemoi, maintenant un tempo soutenu pour assurer le service après-vente de L’écume des jours. Si chacun de ses films constitue un événement, celui-ci l’est encore un peu plus, qui transpose avec bonheur à l’écran le classique de Boris Vian, un roman qui a fait vibrer des générations de lecteurs, aspirés par le romantisme enivrant de l’histoire de Colin et Chloé, mais aussi par l’imaginaire foisonnant de l’auteur -qui n’a rêvé d’avoir un jour un pianocktail à disposition. Des qualités qui ne pouvaient que séduire le cinéaste de Eternal Sunshine of the Spotless Mind

Entre Boris Vian et vous, on a pratiquement l’impression d’une rencontre programmée…

Certes. Je pense qu’on a cette impression parce que j’ai, de manière plus ou moins inconsciente, été influencé par l’univers de Boris Vian. Quand j’ai commencé à faire des clips avec Björk, ou même avec mon groupe Oui-Oui, il y a des images de Vian qui me sont apparues, surtout une forme de logique inversée qui me paraissait intéressante à explorer. J’ai donc parsemé mes projets et mes films d’idées inspirées par lui. Et au moment où on m’a proposé de réaliser L’écume des jours, cela m’est apparu, effectivement, complètement naturel.

Aviez-vous gardé un souvenir précis du roman?

Je me souvenais bien du roman, que j’avais lu plusieurs fois. Certaines images étaient très marquées, comme la patinoire avec l’homme un peu chewing-gum, la souris, les jeux de lumière. En le relisant, ces images me sont réapparues: les intégrer dans le film, c’était comme d’avoir des flash-back de mon enfance.

Face à un texte regorgeant d’inventions comme celui-là, s’impose-t-on des limites, ou est-on tenté d’essayer de tout traduire à l’écran?

Il y a des limites auxquelles les gens pensaient et que j’ai repoussées, mais il en reste toujours. On ne peut tout retranscrire, tant c’est foisonnant. Mais au-delà de ça, j’ai aussi apporté des idées qui n’étaient pas dans le livre. Il me semble que je raisonne de manière assez proche de Vian, donc il y a des idées qui me viennent naturellement, et qui sont cohérentes avec son univers. Ce qui m’avait plu, lorsque j’avais lu cette histoire, c’est qu’il apportait un souci des détails: il y avait une sorte de macroscopie d’éléments qui sont généralement placés au second plan, et qui tout à coup se retrouvaient à l’avant-plan. Comme l’histoire est très forte, je ne pense pas que cela détourne l’attention. J’avais envie d’exprimer ce foisonnement, parce que c’était sa manière à lui de regarder le monde et que je voulais l’utiliser pour montrer le monde aussi.

On sent un plaisir manifeste à mettre toutes ces idées en forme. Diriez-vous, comme Orson Welles, que le cinéma est un merveilleux train électrique?

Orson Welles venait du théâtre, et il travaillait la lumière à la source. C’est-à-dire que pour faire un fondu au noir, par exemple, il allait demander au chef-opérateur de baisser les potentiomètres de la lumière, ce qui donne une qualité très spéciale à ses films. Pas que j’essaye de l’imiter, mais je ressens bien. Et sa vision très géométrique de la mise en scène, avec un travail sur la profondeur, est quelque chose qui me parle. Au même titre que l’esprit de Vian, l’esprit de l’escalier, une logique absurde qui reste logique tout en étant complètement inversée. Ce sont des éléments qui m’ont influencé, et m’ont motivé pour faire le film.

On retrouve ce côté « do it yourself » qui est une composante essentielle de votre cinéma. D’où cela vous vient-il?

J’ai toujours aimé fabriquer des choses, et voir des choses fabriquées qui nous montrent leur origine, c’est-à-dire que l’on voit l’astuce qui a permis de fabriquer l’objet. Il y a l’exemple très connu de la tête de taureau de Picasso, faite avec une selle et un guidon de vélo, cela éduque à voir le potentiel de chaque objet. Petits, mes frères et moi, on détournait les objets de la maison pour se créer des univers, et ça, je l’ai en commun avec Vian. C’est comme de filmer une histoire avec le making of dedans, comme dans Be Kind, Rewind: je trouve très stimulant, pour le spectateur et pour moi, d’indiquer la recette plutôt que de la cacher.

Comme Eternal Sunshine et La science des rêves, L’écume des jours est porté par un parfum de mélancolie, au service d’une histoire d’amour en suspension…

Je suis quelqu’un de romantique, et d’un peu nostalgique aussi. Ces histoires sont dépourvues de cynisme, et c’est parfois un peu plus dur à défendre, parce que le cynisme est auto-protecteur, d’une certaine manière: il protège de la critique parce qu’il se place au-dessus. En n’étant pas cynique et même presque sentimental, on devient plus vulnérable, et son travail aussi. Mais je ne pense pas être quelqu’un de cynique et j’essaye surtout que mon travail ne le soit pas: c’est un élément commun à tous mes films. Il y a presque une naïveté, je ne m’en cache pas. J’essaye de laisser apparent l’enthousiasme de créer un monde, de fabriquer des choses, puis de faire jouer les acteurs.

Si l’on dit que votre filmographie est traversée par une fibre anar, vous souscrivez?

Oui. L’anarchisme, on le voit comme une forme politique, mais c’est une responsabilisation de l’individu. Dans la société, on est matraqués, et on associe les termes d’anarchie et de cancer. Ce n’est pas vrai du tout: les propositions d’anarchie sont réelles, elles tendent à responsabiliser tout le monde, à dédogmatiser les pensées. Donc, moi, je l’accepte. Le roman de Vian a un côté anarchiste, en tout cas antimilitariste et anticlérical sûr et certain, et moi, ça ne me gêne pas. Je n’ai pas un discours très politique, mais si on creuse dans cette direction, c’est une notion qui me plaît assez.

L’écume des jours présente aussi le monde du travail comme une aliénation, ce que l’on retrouvait déjà dans certains de vos films antérieurs…

Je pense que l’obligation du travail est une aliénation. Maintenant, le travail en soi peut être une libération si c’est un choix. J’ai le privilège de faire un métier que j’ai envie de faire, et je me rends bien compte que ce n’est pas le lot de la majorité, bien au contraire. Mais dans mon interprétation de Vian, j’ai essayé de ne pas caricaturer le monde du travail, et d’éviter le côté Orwell, 1984. Il y a une dimension absurde, mais pas ce côté très noir que l’on pourrait retrouver dans les films de Terry Gilliam, où il y a une oppression affreuse de la société sur l’individu. Ce n’est le propos, ni du livre, ni du film. Mais j’aime bien le philosophe Bertrand Russell, qui parle des mérites de l’oisiveté, et du fait que le travail comme une obligation, ce n’est pas forcément la logique première par rapport au bien-être des individus…

De Jim Carrey à Romain Duris, vos personnages y sont d’ailleurs tout à fait inadaptés…

Evidemment, je ne fais pas des films comme Wall Street (rires). Mon individualité ne passe pas par une surenchère de valeurs qu’on attribue au bon fonctionnement de la société. Pour reprendre l’exemple de Wall Street, c’est vrai que je ne me vois pas en trader. Ce n’est pas forcément être inadapté, mais faire son chemin en regardant un peu sur le côté plutôt que dans la même direction que les autres.

De ce point de vue, que vous a apporté la réalisation d’un film hollywoodien comme The Green Hornet?

Ça m’intéressait de faire un film devant être populaire, avec un contact direct, pas du tout intellectuel. Il fallait faire des concessions avec le studio, certaines choses ne me correspondaient pas forcément, mais j’étais assez content de me frotter avec un cinéma un peu hollywoodien, plus à paillettes, le côté plus commercial m’intéressait. Mais sans pour autant avoir un sens de la compétition, pour en revenir à Wall Street. Il ne s’agit pas du tout d’être le premier de la classe: mon héros du Frelon vert, c’est quand même un inadapté, finalement.

L’écume des jours est votre premier film français. Pourquoi avoir attendu si longtemps?

C’est difficile à expliquer, ou de répondre à cette question. Au départ, je n’étais pas auteur au niveau des textes, donc je ne pensais pas que la France avait du boulot à me proposer, parce qu’en France, le réalisateur est vu comme un auteur, et je n’avais pas cette confiance en moi. Cela a pris du temps. La distance du langage m’aidait finalement à me protéger par rapport à une sorte de pudeur et de timidité que j’ai réussi à surmonter un peu au fil des années.

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