Michael Pearce: « J’ai voulu considérer mes personnages comme les animaux qu’ils sont »

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Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Avec Beast, Michael Pearce signe un premier film puissant, drame viscéral inscrivant l’étrange équipée de deux amants dans les paysages tourmentés de l’île de Jersey.

Premier long métrage de Michael Pearce, cinéaste britannique affichant 37 printemps et une poignée de courts, Beast est de ces oeuvres qui secouent le spectateur. La découverte du film, une histoire d’amour s’épanouissant aux confins du cinéma de genre comme pour mieux défier les conventions, appelle des qualificatifs divers: viscéral, puissant, revêche, sensuel, sauvage… Manière, peut-être, de coller au paysage de Jersey, où le réalisateur a tenu à inscrire son récit. « Je suis originaire de l’île, que je connais très bien, et le film se situe pour l’essentiel sur la côte ouest, où j’ai grandi, commence-t-il. Beast est inspiré pour une large part de mes impressions et expériences d’enfance, même s’il ne s’agit aucunement d’un documentaire. Cette île regorge de paysages magnifiques et spectaculaires, et constitue un cadre sûr -un environnement de conte de fées pour ainsi dire. Mais c’est également un endroit assez suffocant, dominé par une culture plutôt conservatrice. »

Soit autant d’éléments exacerbés devant la caméra de Pearce, alors que le scénario se déploie autour de Moll, jeune fille renfermée mais animée par un puissant feu intérieur, que son histoire passionnée avec Pascal, un « outsider » énigmatique, va insensiblement isoler de la communauté insulaire, à commencer par sa famille écrasante . « Rien à voir avec la mienne, poursuit le cinéaste. Mais enfant, j’étais toujours surpris, lorsque je me rendais chez des amis, de voir qu’une structure hiérarchique prévalait dans leur famille, et combien ils étaient déférents à l’égard de leurs parents -ce qui n’est bien sûr pas propre à Jersey. Ça m’a marqué, j’ai trouvé ça assez glaçant, de voir à quel point ils pouvaient être effrayés par leur propre famille, et j’ai voulu explorer ce sujet. J’y ai greffé un autre élément, propre à Jersey celui-là, où courent de nombreuses histoires sinistres liées à un homme, surnommé « the Beast of Jersey », qui y a perpétré plusieurs agressions sexuelles dans les années 60. Même dans les années 80, quand j’étais enfant, son souvenir continuait à hanter l’île. Réaliser, à sept ou huit ans, que de tels monstres existent, représente une forme de perte de l’innocence. C’est vraiment un moment significatif, et je me souviens m’être dit comme il était curieux de vivre dans un environnement à ce point sécurisant, mais où circulaient des histoires aussi sombres. »

L’homo sapiens, cette curieuse espèce

Celle de Beast, décrite par Michael Pearce comme un conte de fées pour adultes, ne l’est guère moins, qui va voir les jeunes amants se retrouver au coeur d’un crescendo de rumeurs et de suspicion suite à la disparition d’une adolescente. Une trame d’apparence somme toute classique à laquelle l’auteur va donner un tour surprenant, par la grâce d’un scénario particulièrement habile, mais aussi par le ton adopté. « J’ai voulu, jusqu’à un certain point, considérer mes personnages comme les animaux qu’ils sont, des homo sapiens, une espèce très particulière, sourit-il. À l’écriture, une fois l’histoire et les personnages principaux arrêtés, j’ai marqué une pause afin de les définir en termes animaliers: comment sentent-ils, par exemple? Je me suis aussi demandé comment une civilisation extraterrestre tournant un documentaire animalier sur la vie des homo sapiens les appréhenderait. J’ai envisagé l’histoire sous ce prisme. » D’où, peut-être, le côté physique présidant à l’ensemble. Et qu’ont prolongé encore les partis pris esthétiques arrêtés par le cinéaste et son chef-opérateur, Benjamin Kracun, complice de ses aventures cinématographiques depuis le court métrage Rite, en 2010. « Nous avons suivi deux approches légèrement différentes, poursuit-il. Quand Moll est piégée dans son environnement, que ce soit dans la maison familiale ou par la police ou la communauté, nous étions beaucoup plus stables dans les cadrages, travaillant sur des lignes géométriques et tentant d’insinuer un sentiment constant d’oppression, comme si elle était enfermée dans un environnement-cage et qu’elle était émotionnellement à la recherche d’oxygène. Alors que quand elle est avec Pascal, nous avons opté pour la caméra à l’épaule, pour montrer qu’elle se sent beaucoup plus à l’aise, beaucoup de scènes étant par ailleurs tournées en extérieur. Idem au montage, où nous avons opté pour une certaine lenteur dans les scènes où elle est enfermée, et une approche plus impressionniste quand elle se sent libre. S’y est greffé le fait d’avoir voulu donner au film un côté intemporel et universel, histoire d’en asseoir l’aspect conte de fées. » Et d’encore évoquer, émergeant d’une longue liste de films sur des amants traqués, l’inspiration de Badlands de Terrence Malick, ou celle de Ain’t Them Body Saints de David Lowery. Histoire, en plus de son côté organique, d’inscrire le propos dans un espace mythique, un horizon semblant se dérober à la réalité.

Entre sensibilité à fleur de peau et féroce incandescence, Jessie Buckley impressionne dans Beast.
Entre sensibilité à fleur de peau et féroce incandescence, Jessie Buckley impressionne dans Beast.

Un film païen

Mais si Beast produit une impression indélébile, il le doit incontestablement à son actrice principale, Jessie Buckley, quasi inconnue (on l’avait vue auparavant dans les séries War & Peace et Taboo) qui signe là, mélange de fragilité palpable et de force inaltérable, une composition propre à marquer les esprits. « Nous avons d’abord cherché parmi des comédiens établis, mais ils font rarement des premiers films, qui plus est avec un budget aussi modeste, explique Michael Pearce. Je tenais à ce que les candidates viennent auditionner en personne, ce que beaucoup d’acteurs refusent pour des réalisateurs débutants. Il s’agissait d’un rôle à ce point exigeant que je n’aurais pu croire en quelqu’un simplement sur foi de visionnage de bouts d’essai. Nous avons donc auditionné beaucoup de comédiennes en devenir, dont certaines ont signé des performances proprement incroyables, mais Jessie possédait quelque chose de tout à fait particulier. À savoir le fait qu’elle s’autorise à être très vulnérable, avec de la sensibilité et de la fragilité, mais qu’elle recèle aussi une férocité sous-jacente. Certaines actrices présentaient une de ces qualités, mais pas les deux, indispensables pour que le film fonctionne dans ses deux parties. Jessie avait ces qualités, et plus encore. Et puis, quand nous les avons réunis, elle et Johnny Flynn sur le plateau, je les ai observés, et la réflexion qui m’est venue à l’esprit est que nous tournions un film païen, comme s’ils avaient des visages anciens, d’une certaine façon, ni trop polis, ni parfaits, mais avec du caractère. C’est un aspect qui m’a parlé, parce qu’il convenait à un film en phase avec le paysage de l’île, tout comme avec le fait d’envisager les personnages aussi bien comme des animaux que comme des humains… »

La suite, explique encore le réalisateur, a résidé dans une préparation intensive -quatre mois où la comédienne s’est investie inconditionnellement dans le rôle- pour arriver fin prête sur un tournage au timing serré, vu l’étroitesse du budget. « Nous avons accompli tout le travail de fond en amont, discutant scène par scène des motivations de Moll. Et le premier jour du tournage, Jessie était tellement préparée, sachant au plus profond d’elle-même où se trouvait le personnage à chaque instant, qu’elle flambait déjà à la première prise. » Le résultat est saisissant, l’actrice occupant l’écran comme si sa vie en dépendait. Effet non négligeable, son attitude a déteint sur son partenaire -« je voulais qu’ils ressentent le plateau comme un espace créatif, sans se contenter d’exécuter ce qui se trouvait dans le scénario » mais aussi sur le reste de l’équipe, dans une émulation bien sûr pas étrangère à la réussite du film. Soit, s’agissant de Michael Pearce, un coup d’essai transformé, l’air de rien, en coup de maître…

Conte de fées adulte

Parmi un faisceau d’inspirations courant des drames féminins d’Alfred Hitchcock (Marnie, Shadow of a Doubt) au cinéma d’un Claude Chabrol (Le Boucher) et de divers auteurs français contemporains (« J’ai envisagé ce film comme si Jacques Audiard avait tourné dans le paysage filmique de Bruno Dumont« ), Michael Pearce mentionne également Andrea Arnold, dont il vante l’acuité du regard. C’est peu dire que l’éclosion de la cinéaste de Dartford, révélée en 2006 par Red Road, prix du jury au Festival de Cannes, avant de signer Fish Tank, Wuthering Heights et American Honey, a sonné le renouveau du cinéma indépendant britannique, longtemps assimilé au trio Stephen Frears-Mike Leigh-Ken Loach. Auteur, avec Beast, d’un premier long métrage saisissant, Michael Pearce s’inscrit ainsi dans la lignée des Clio Barnard (dont l’on espère découvrir prochainement Dark River après l’excellent The Selfish Giant), Peter Strickland (Katalin Varga, The Duke of Burgundy) et autre Ben Wheatley (Kill List, Sightseers), tous révélés ces dernières années. Sans oublier William Oldroyd (Lady Macbeth) ou Francis Lee (God’s Own Country), avec qui il partage une même approche organique.

Si tant Arnold dans Wuthering Heights qu’Oldroyd s’écartaient des canons de la reconstitution historique et du film d’époque -« Andrea et moi avons été guidés par le même type d’ambition, à savoir accommoder ces histoires à notre manière« , relevait le second-, Michael Pearce, pour sa part, en fait de même avec les règles du cinéma de genre, du polar et du thriller psychologique en particulier: « J’ai voulu créer un conte de fées adulte, explique-t-il. Le film fonctionne un peu comme une fable, parlant d’une jeune fille piégée dans un environnement familial très oppressant. Elle se rend dans les bois et rencontre un homme qui pourrait aussi bien être le prince charmant que le grand méchant loup. Je me suis servi de ce patron pour y injecter mes propres impressions de Jersey, bonnes ou mauvaises, et créer un univers cinématographique qui soit une version intensifiée de la réalité. » Le nouveau cinéma britannique n’a sans doute pas fini de nous surprendre…

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