Mai 68, la relève (4/4): le cinéma Nova, une aventure collective

En plein centre de Bruxelles, le Nova mène une aventure collective cruciale pour le paysage cinématographique en Belgique. © DR
Louis Danvers
Louis Danvers Journaliste cinéma

La joyeuse équipe du cinéma Nova, au centre de Bruxelles, ne cesse d’explorer le cinéma le plus libre, en marge des conventions. Une expérience qui fait s’épanouir l’engagement collectif et le plaisir partagé, dans l’esprit de Mai 68.

Certains, comme Katia, ont vécu Mai 68. La plupart non, et beaucoup n’étaient pas même nés à l’heure des barricades au Quartier latin. Mais si l’on cherche, dans le milieu du cinéma en Belgique, des initiatives s’inscrivant dans les brèches alors ouvertes, celle du collectif animant le Cinéma Nova s’impose. Ils sont une grosse centaine au total, dont 25 ou 30 forment le « noyau dur » et détiennent les clés de la salle au 3, rue d’Arenberg, à un jet de pierre de la Monnaie, de la Gare Centrale et de la cathédrale Saints-Michel-et-Gudule. Leur aventure fondée sur le bénévolat et la passion du cinéma « off limits » a commencé en janvier 1997 et ne devait durer que deux ans (le temps d’une convention d’occupation précaire avec le proprio du bâtiment). De l’éphémère, on est passé au permanent et le Nova est devenu le lieu de tous les possibles pour les cinéphiles bruxellois. Un lieu à propos duquel les Cahiers du Cinéma écrivaient en 2002:  » Le Nova est exactement le genre d’endroit qui manque à Paris. Une salle de cinéma indépendant à tout: aux règles, aux états comme au temps.  »

En toute liberté

Ils sont quatre à nous éclairer sur les tenants et aboutissants de l’aventure du cinéma Nova. Katia (cofondatrice de l’ASBL), Nicolas (actif depuis six ans, il en avait dix à la création du cinéma), Guillaume (à Bruxelles et au Nova depuis quinze ans) et Gérald (spectateur depuis le début, bénévole actif depuis 17 ans) préfèrent apparaître sous leur seul prénom et ne veulent pas figurer sur une photo. Ni par parano ni par romantisme de la clandestinité, mais juste parce qu’en toute chose, c’est le collectif qu’ils veulent mettre en avant. Un des éléments reliant la joyeuse équipe aux élans de 68, comme l’est aussi le refus du salariat et des codes de l’économie de marché. Au mot d’indépendance (« Nous sommes tout de même dépendants des subsides« , sourit Guillaume), les interviewés préfèrent celui de liberté. « C’est Fillon et Macron qui veulent que les gens soient indépendants, et c’est justement ce qu’on ne veut pas« , poursuit Guillaume.  » La liberté, c’est faire ce qu’on veut, et on ne s’en prive pas, même en recevant des subsides!« , clame celui qui s’occupe beaucoup de programmation et de la partie musicale. Katia voit la programmation du Nova comme « une réflexion sur le cinéma d’aujourd’hui, sur ses nouvelles pratiques, ses nouvelles formes, ses nouveaux discours ». « Cette réflexion, qui s’étend aux autres formes d’expression et à ce qui se passe dans la société, ne peut être menée qu’en étant libre de toute influence et tout diktat venant du milieu de la distribution commerciale, ou même d’une presse cinéma qui a d’ailleurs pratiquement disparu dans le paysage belge. » C’est ainsi qu’on peut voir ces semaines-ci au Nova une sélection de films libanais récents (intitulée Lebanon Days of Tomorrow), une rétrospective consacrée à Jean-Pierre Mocky, des soirées afro-futuristes (avec concerts), d’autres abordant à travers des films des questions politiques dans la perspective des élections communales de l’automne, et un Public Domain Day où sont projetés des films tout juste tombés dans le domaine public, 70 ans après la mort de l’artiste concerné (par exemple Die Puppe d’Ernst Lubitsch).

La loi du désir

« Ce que j’aime dans le cinéma, c’est qu’il est un art collectif, explique un Guillaume qui « n’aime pas la notion d’auteur, celle qui a poussé le cinéma français sur une voie de garage. » Au Nova, toutes les décisions sont prises collectivement. Et le renouvellement des générations est une réalité, anciens et nouveaux faisant fi de leurs différences (sources de débats animés!) pour faire cause commune. Et hormis quelques postes -comptabilité, secrétariat, gestion technique, promotion…-, toutes et tous travaillent bénévolement. Qui à la caisse, qui au bar, qui à l’accueil ou à la projection, qui au nettoyage. Chaque année a lieu une « mise au vert »: « On part à la campagne et on établit une liste de questions qui ont été identifiées comme importantes pendant l’année, explique Gérald, le maître mot étant l’adaptation. Tout en gardant les fondamentaux qui sont l’ADN du Nova. Quand on nous a proposé un subside pour créer un poste de salarié, nous n’allions pas le refuser mais nous avons préféré créer une série de petits postes modestement rémunérés qui tournent de six mois en six mois. Un peu casse-tête à organiser et source de discussions, mais c’est une façon de s’adapter à un monde extérieur où la précarité est de plus en plus grande. »

Parmi la bonne centaine de bénévoles répertoriés sur un tableau affiché dans le bar, certains ne viennent qu’une fois tous les six mois, d’autres ne viennent plus pendant deux ou trois ans (ayant par exemple trouvé un travail rémunéré), mais il y en a beaucoup qui sont là toutes les semaines, et même plusieurs fois par semaine. Katia parle d’une « nébuleuse Nova » autour d’un noyau actif en quasi permanence, et qui fait partie de la mise au vert annuelle où se prennent les grandes décisions. Nicolas, le plus jeune des quatre présents à notre rendez-vous, évoque « une structure poreuse, permettant à des gens qui viennent comme moi au Nova, qui s’y trouvent bien et qui éprouvent l’envie d’y participer, de s’y investir. » « Tout ce mouvement permet de ne pas s’encroûter, de faire évoluer le groupe constamment, d’année en année, d’essayer sans cesse de nouvelles choses sans renoncer aux objectifs des débuts. »

Interdit d'interdire: au Nova, la programmation se veut
Interdit d’interdire: au Nova, la programmation se veut « une réflexion sur le cinéma d’aujourd’hui, sur ses nouvelles pratiques, ses nouvelles formes, ses nouveaux discours ».

« Le Nova a été créé par des gens qui voulaient voir des films qu’ils ne pouvaient pas voir à Bruxelles, rappelle très utilement Guillaume, et il reste aujourd’hui l’outil pour le faire, tous ensemble. Comme nous sommes notre premier public, notre motivation est évidemment très grande! » Chaque élément de la programmation du Nova répond à un désir. Le désir de montrer s’ajoutant au désir de voir soi-même. Et de n’avoir aucune limite en matière de choix, aucune autocensure. « Il est interdit d’interdire!« , clamait un slogan de 68 (repris à l’humoriste Jean Yanne, qui avait inauguré l’aphorisme au micro de RTL…). Au Nova, on ne s’interdit rien.

Questionnés sur le bilan de Mai 68, les membres de l’équipe divergent quelque peu. Guillaume rappelle que ce fut l’époque des chars russes à Prague, et voit surtout dans l’issue du mouvement « le triomphe des idées libérales-libertaires de droite, Daniel Cohn-Bendit et Romain Goupil n’étant pas devenus de droite en soutenant Macron pour la bonne et simple raison qu’ils l’ont en fait toujours été« . Ces idées-là entraînant, par la loi du marché, « l’explosion des loyers, les exclusions du chômage« , dont Nicolas souligne qu’elles « forcent à imaginer de nouvelles solutions de survie pour celles et ceux qui travaillent bénévolement à des projets culturels comme le Nova« . Et Katia de regretter « cette grande hypocrisie de célébrer Mai 68 comme on le fait alors que la société va à fond dans le sens contraire des idéaux d’alors, singulièrement dans un secteur culturel où nous nous sentons de plus en plus minoritaires« . « C’était déjà pas mal de parler de « management culturel« , maintenant on nous sert « l’ingénierie culturelle« . Il est bien loin, l’esprit de 68! »

Les idéaux d’alors, singulièrement dans leur dimension de libération sexuelle, de combat féministe et d’activisme gay, trouvent leur prolongement au Nova, qui n’accueille pas par hasard le Festival Pink Screens chaque mois de novembre, et dont la programmation invite tout au long de l’année des films peu ou prou liés à la mouvance LGBTI. Rien d’étonnant non plus à y voir, en mars, le festival Off Screen, rendez-vous des amateurs de cinéma bis, en marge des préceptes moraux comme esthétiques. Une autre dimension appréciable étant l’ouverture sur la ville avec Plein Open Air, manifestation estivale cumulant concerts, balades et surtout projections dans des lieux bruxellois choisis « pour leurs enjeux urbanistiques, et souvent emblématiques des horreurs infligées au paysage de la ville par une politique urbaine aberrante« .

La réinvention permanente

« Nous sommes toujours dans la remise en question, et même très durs avec nous-mêmes, déclare Katia. Nous menons une sorte d’autocritique permanente qui permet de ne pas s’enliser dans des facilités, d’éviter des répétitions dans la programmation. Même un programme qui fonctionne bien ne nous pousse pas à en faire un modèle à suivre. L’audace et la réinvention resteront des priorités, quoi qu’il arrive! »

Ce qui risque d’arriver, à l’heure même où l’équipe pense à racheter les murs dans lesquels s’épanouit le Nova, c’est de nouvelles baisses des subsides. Ceux-ci ont déjà été diminués, simultanément à l’ouverture du Palace. Les chiffres de fréquentation assez catastrophiques de ce dernier pourraient inciter la puissance publique (en l’occurrence la Fédération Wallonie-Bruxelles, qui a la culture dans ses attributions) à déshabiller plus encore les uns pour habiller un projet en forme de gouffre à millions qui manque tout à la fois d’une identité porteuse et de convivialité. Deux aspects au contraire bien présents au Nova, dont la politique de programmation très affirmée se double d’un sens de la fête aux vertus communicatives. Ici on fait les choses sérieusement, mais l’esprit de sérieux, celui qui bride la jouissance sous toutes ses formes, est absent des lieux. Définitivement rebelle à tout formatage, le Nova mène une aventure cruciale pour le paysage cinématographique bruxellois. L’ignorer serait une bêtise politique. Une de plus. Et ce à l’heure où le rayonnement international du creuset alternatif de la rue d’Arenberg est devenu majeur. « Notre réseau de contacts à l’étranger est désormais très étendu, explique Katia. Il comprend des collectionneurs privés, beaucoup de cinémathèques, de nombreux producteurs et réalisateurs, sans lesquels nous ne pourrions faire venir tant de films en dehors de tout rapport avec les distributeurs commerciaux. » L’exemple du Nova a par ailleurs servi d’inspiration à des initiatives à l’étranger. À Newcastle par exemple, où les créateurs du cinéma Star and Shadow affirment haut et fort que c’est au Nova qu’ils ont eu l’idée et l’envie d’ouvrir eux-mêmes un lieu dans leur ville. À Toulouse, un cinéma éphémère a vu le jour sous la même influence. Et à Paris comme à Liège, des projets tentent de se monter.

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