Luc Dardenne et Netflix, version 2018 du capitaine du Titanic et du gros glaçon?

Luc Dardenne, à la conférence de presse de présentation du Palace. © BELGA/Thierry Roge
Serge Coosemans
Serge Coosemans Chroniqueur

Lors de l’inauguration du Palace, sa nouvelle salle bruxelloise, Luc Dardenne a eu une étrange sortie à l’égard de Netflix. Négligence d’artiste par rapport aux faits, romantisme et nostalgie cinéphiles pépères ou révisionnisme de combat économique? Ce Crash Test S03E23 a décidé de trancher.

L’autre jour, lors de l’inauguration du Palace, sa nouvelle salle de cinéma bruxelloise, Luc Dardenne a fait cette étrange sortie: « Moi je pense que la salle de cinéma a son histoire. Elle a son avenir, je le pense vraiment. Mais c’est vrai que les choses sont en train de bouger, donc on va voir. Ca dépend un peu. La politique de Netflix, c’est de dire « pas de salles » alors que la politique d’Amazon est de dire que sans salle, un film n’a pas de renommée. Netflix a produit plus ou moins 127 films sans renommée. Tandis qu’Amazon, quand ils travaillent sur un film, le film sort en salle et la critique, les festivals, etc. Il y a une renommée qui est faite. Même le festival de Cannes n’a pas réussi à donner une renommée aux films de Netflix. C’est étonnant. »

Ce qui est surtout étonnant, je trouve, c’est qu’à ma connaissance, personne n’a encore pris la peine de le recadrer; ce qui ne serait pourtant pas inattendu quand on voit les bobines sinon consternées du moins assez pensives des gens avec qui il partage le podium au moment de son petit laïus. Bon. Je m’y colle. Est-ce que la salle de cinéma a un avenir? Je n’en sais rien. Sans doute que oui, mais peut-être davantage sous forme de quasi-attraction foraine (les grands spectacles) et de rendez-vous social (les festivals). Est-ce que la sienne, de salle, en a un, d’avenir? Sans doute que non et ce n’est pas de la provoc gratuite de le penser. Ce qui est de la provoc gratuite, c’est de prédire au Palace un avenir de « charbonnage wallon de la culture bruxelloise » mais ça, c’est juste mon opinion de mec contraire, dude. Troisième point: est-ce qu’un film n’a pas de renommée s’il n’est pas distribué et vu en salles? Holala. Luc Dardenne, sérieux: on est en 2018. On n’a plus vraiment besoin de salles, de critiques et de festivals pour faire la renommée de quoi que ce soit. Et ce n’est pas vraiment comme si c’était vraiment neuf. Ado, au début des années 80, les bases mêmes de ma culture cinématographique ont été plantées par la télévision et la location de VHS et Steven Spielberg, qui a pourtant l’âge de mes parents, disait déjà plus ou moins la même chose de sa propre adolescence. Ado, le film dont la renommée était la plus dingue, Blade Runner, n’est resté en salles que quelques semaines et a été pris de très, très haut par la critique. C’est une génération à qui les thèmes du film parlaient davantage et qui l’a vu à la télévision et l’a loué en VHS qui a lentement donné à Blade Runner son statut de classique. Et ce n’est là qu’un film parmi d’autres. Pour tout dire, de mon Top-20 absolu, je crois que je n’en ai jamais vu que deux en salles. Hashtag: génération patate de canapé.

Là où je suis en revanche plutôt d’accord avec Luc Dardenne, c’est quand il avance que Netflix manque pour le moment de films de prestige. Amazon Studios, c’est Manchester by the Sea et sa collection d’Oscar en 2017. Netflix, c’est quoi, comme ça, de mémoire? Pour le moment, juste Okja, je dirais, les 126 (?) autres étant effectivement assez bien passés sous les radars. L’argument est toutefois complètement faussé. C’est oublier que la politique de Netflix a d’abord été de fidéliser un public plutôt jeune et pour fidéliser ce coeur de cible particulier, les films de prestige, ça ne sert à rien. La série fonctionne mieux. Or, ce sont justement des séries qui ont fait la renommée de Netflix: entre autres, House of Cards, Orange Is the New Black, Narcos, Stranger Things, Mindhunters, The Crown, le rachat de Black Mirror, etc. Maintenant, tant du côté de Netflix que d’Amazon Studios, on est dans une autre phase. « La crise artistique que traverse Hollywood (…) a ouvert une brèche dans laquelle se sont engouffrés les nouveaux géants du numérique en produisant les auteurs abandonnés par les majors et trop coûteux pour le circuit indépendant, concentré sur les tout petits budgets », nous expliquait l’année dernière un article du Nouvel Obs.

Chez Netflix comme chez Amazon, les panzers de films, c’est donc pour 2018. Amazon nous annonce les prochains Terry Gilliam, Woody Allen et Mike Leigh, ainsi que le remake américain de Suspiria, mis en musique par Thom Yorke. Fin du mois sur Netflix, on y verra Mute, le nouveau Duncan Jones, une sorte de Blade Runner européen qui se passe dans le même univers que Moon, encore un de ces tous bons films que presque personne n’a vu en salle et est malgré tout devenu complètement culte dès que proposé à la location. Annihilation, le prochain Alex Garland est également prévu sur Netflix mais dans certains pays seulement (il sort en salles dans d’autres). Et à la fin de l’année, c’est The Irishman, le nouveau Martin Scorsese, une maffieuserie avec Robert de Niro, Al Pacino, Joe Pesci et Harvey Keitel, réunion a priori assez pupute mais qui devrait toutefois faire parler d’elle. Certains de ces films seront sans doute faciles et mauvais mais ce qui frappe surtout, c’est la diversité de ces projets: on n’est pas juste partagés entre super-héros combattant une menace intergalactique et drames d’éveil gay-friendly. Bref, Netflix et Amazon ne sont peut-être pas « bons » pour l’économie des salles de cinéma mais ils ne sont à priori pas franchement dégueulasses pour la santé artistique des réalisateurs désormais boudés par Hollywood.

Il faut sinon bien se rendre compte que lorsque Luc Dardenne dit trouver étonnant que « même le festival de Cannes n’a pas réussi à donner une renommée aux films de Netflix », il parle en fait probablement surtout d’Okja, la fable vegan de Bong Joon Ho mise en ligne l’an dernier et présentée à Cannes. Or, ce film a une renommée, a fait le buzz, a même été considérablement applaudi par le public cannois. Okja a également fait à Cannes l’objet d’une grosse polémique mais pas à cause de son contenu, de sa qualité artistique ou de ses faiblesses. Ce sont principalement les exploitants de salles et la FNCF, la Fédération Nationale du Cinéma Français, qui ont cherché des poux au film parce que pour eux, un film Netflix n’étant pas destiné à être exploité en salles, n’avait rien à faire à Cannes. C’était oeuvrer contre la chronologie des médias, contre l’exception culturelle. Bref, la « renommée » d’Okja a surtout été sabotée par les professionnels du secteur pour des raisons strictement économiques et politiques. L’article du Nouvel Obs l’explique très bien: « en privant ainsi Okja de 93% des écrans nationaux, cette décision transformait un débat franco-français en bug international et achevait de faire d’Okja le martyr d’un système d’exploitation, en butte aux usages du web et aux nouveaux acteurs de l’industrie du divertissement, qui nécessite d’être repensé de fond en comble. » Un an plus tard, ce modèle d’exploitation a-t-il été repensé de fond en comble? Non. On a plutôt décidé de changer le règlement du festival de Cannes, qui stipule depuis que « tout film qui souhaitera concourir en compétition à Cannes devra préalablement s’engager à être distribué dans les salles françaises ». Autrement dit, sur le Titanic, on essaye de faire fondre l’iceberg au sèche-cheveux.

De nos jours, ce genre de films a-t-il d’ailleurs encore en salles la moindre chance? Est-ce dès lors plus important de défendre un modèle économique dépassé (et qui privilégie Les Tuche 3, soit dit en passant) que d’applaudir ce qu’il a été donné à Bong Joon Ho sur Okja: un budget correct, la liberté totale sur le scénario et le très appréciable final cut? Cette distinction entre films corrects qui sortent en salles et pures conneries visibles en ligne n’est-elle pas aussi foutrement élitiste que totalement ringarde? Autre question: le jour où Netflix propose aux frères Dardenne un documentaire sur le parc Maximilien correctement budgété et avec l’assurance d’être vu par à peu près 12 fois plus de monde (au pif) que lorsque leurs films sortent en salles, le refuseront-ils parce que pour eux, la liberté artistique, c’est pouvoir dire « non » au Grand Capital Yankee Disruptif et plutôt continuer dans le subside politisé et l’exploitation classique? Oui, celle-là, c’est de la pure provoc gratuite. Encore que.

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