« Les plus grands films doivent beaucoup à leur caractère musical »

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Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Avec Éternité, Tran Anh Hung, le réalisateur d’À la verticale de l’été et de La Ballade de l’impossible, adapte l‘Élégance des veuves, d’Alice Ferney, signant une oeuvre musicale d’où filtre une émotion délicate. Un travail d’esthète.

Révélé en 1992 par L’Odeur de la papaye verte, Caméra d’or à Cannes, Tran Anh Hung est ce qu’il convient d’appeler un cinéaste rare: six longs métrages, à peine, balisent sa filmographie, le dernier en date, La Ballade de l’impossible, étant sorti il y a cinq ans déjà. Le réalisateur franco-vietnamien y adaptait le best-seller du maître japonais Haruki Murakami. Il s’est tourné vers un roman de l’écrivaine française Alice Ferney, L’Élégance des veuves, pour son nouveau film, une saga familiale au féminin s’étirant sur plusieurs générations, devenue devant sa caméra Éternité.

Qu’est-ce qui vous a porté vers ce roman?

C’est simplement un roman très émouvant, de cette sorte d’émotion difficile à décrire. En même temps, il suggérait une forme cinématographique que je n’avais jamais pratiquée, et cela représentait un pari suffisamment fort pour m’y lancer. Il y a également un élément lié à mon histoire personnelle: je suis né dans une famille très modeste, et je n’ai connu de ma famille que mes parents et mon frère, à cause de la guerre (Tran Anh Hung a quitté son Viêtnam natal pour la France en 1975, NDLR). Des gens sont morts, d’autres ont été éparpillés, et j’ai toujours vécu avec ce sentiment d’une très grande fragilité, de ne pas, par exemple, avoir eu d’histoires sur mon père racontées par un grand-père ou une grand-mère. Du coup se pose la question des racines et de l’arbre généalogique, à laquelle le livre apporte une réponse extrêmement émouvante. Même si c’est moins la thématique que la possibilité de communiquer une émotion très particulière au spectateur qui me décide à faire un film.

S’agissait-il, avec Éternité, de filmer l’invisible?

Tran Anh Hung
Tran Anh Hung © DR

Tout à fait. Ou plutôt, ce que l’on donne à voir n’est pas forcément tout ce qu’il y a à voir. Évoquer le mystère de la vie, le suggérer aux gens, révéler des choses sur l’existence qui sont peut-être cachées au fond de chacun, des coins où l’on n’aimerait pas trop s’aventurer, parce que liés à sa propre disparation. L’idée que le temps est éternel et qu’on ne fait que le traverser, que j’ai ressentie en lisant le livre, m’a vraiment intéressé. Le fait que toujours, à un moment de notre vie, nous sommes étreints par la mélancolie, ce sentiment qui nous prend quand on s’aperçoit que certaines choses sont passées pour toujours. Ou bien qu’on ne connaîtra pas ces choses dont on se disait, dans un coin de notre tête, qu’il était encore temps de les vivre. J’ai voulu communiquer avec ce film le sentiment poignant qui nous étreint quand on en prend conscience.

Comment avez-vous envisagé l’adaptation, et une narration qui, plutôt que sur l’événementiel, repose sur une succession de moments?

J’y ai vu une nécessité, parce que c’était le seul moyen de créer une espèce de flot, quelque chose de très liquide pour évoquer l’écoulement du temps. Pour obtenir cela, on ne pouvait pas recourir aux scènes: les scènes vous arrêtent, parce qu’il y a un début et une fin, où quelque chose de précis est dit, où la psychologie est exploitée. Dans ce film, pour créer le sentiment de temps qui passe et de mélancolie, il a fallu dire adieu aux scènes et à la psychologie. C’est un risque énorme et un pari gigantesque parce que, contrairement à un film avec une narration classique et des scènes, où l’on peut évaluer à la fin de la journée si elles ont fonctionné, ici, on n’a rien de cela, mais juste des petites situations, avec des gens qui marchent, qui traversent un jardin, qui se regardent, et c’est tout. Il n’y a rien de substantiel. Comment imaginer qu’il y a un film derrière cela? J’ai tourné Éternité avec cette peur au ventre, sans rien d’autre pour m’appuyer que mon intuition.

Qu’est-ce qui vous a convaincu que vous étiez dans le bon?

Je sens dans ma poitrine comme un félin. Il marche, il est gracieux, il évite bien les branches, il a du rythme. Quand je travaille sur un projet, je ne sais pas comment je vais filmer, comment je vais tourner les scènes, ce n’est qu’au dernier moment, sur le plateau, avec les acteurs habillés et maquillés que je commence à savoir, à imaginer les choses et à tourner. Avant cela, je ne sais rien, mais j’ai cet animal. Au fur et à mesure du travail dans le scénario, de la rencontre avec les comédiens, de la découverte des décors, cet animal se construit. Et quand il est là, je sais que j’ai le film, et que je n’ai plus à avoir peur, même si, tous les jours, il faut créer et inventer des choses sans savoir exactement ce que l’on obtiendra.

Éternité est un film extrêmement musical. L’avez-vous composé comme on le ferait d’un morceau de musique?

C’est essentiel. L’opéra a constitué ma formation pour faire du cinéma. Adolescent, la chose qui me brûlait était l’opéra, tout mon argent de poche allait dans de gros coffrets. J’ai en tête une quantité de livrets, et je ne conçois pas le cinéma autrement que musical. Dans les plus grands films, la qualité supplémentaire tient toujours à leur caractère musical, pas la musique utilisée pour le film, mais le film en tant que corps se développant comme un morceau de musique. Quand on écoute un morceau de deux minutes, où il y a, dans cette concision, des développements, des ruptures, c’est merveilleux. Faire un film comme cela représente pour moi un défi permanent, il faut que ce soit musical, et imaginer le déplacement des personnages comme une forme de danse rythmée.

Dans le cas présent, il s’agit non seulement d’un film musical, mais, aux côtés de la voix off, la musique préexistante y joue également un rôle fondamental, plus important que celui des dialogues…

Vous avez raison. Au début du projet, je voulais que Jonny Greenwood (guitariste de Radiohead, et déjà auteur du score de La Ballade de l’impossible, NDLR) écrive la musique. Il m’a dit que Thom Yorke voulait qu’ils enregistrent et qu’il ne savait pas jusqu’à quand ils en auraient. Ce n’était donc pas possible. Je suis revenu à la charge trois mois plus tard, mais ils n’en avaient pas encore fini. Encore deux fois comme cela et j’ai décidé de me débrouiller avec le répertoire classique que je connais bien. Une fois le film monté, nous avons commencé à placer la musique et nous avons découvert, avec le monteur, que la musique racontait quelque chose. Et que sans elle, le film disait autre chose, qui n’était pas aussi riche et aussi subtil. La musique constitue vraiment l’ADN du film.

Éternité est un film féminin, comme l’étaient déjà L’Odeur de la papaye verte ou À la verticale de l’été. D’où vient cette inclinaison?

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Je ne sais pas. Les choses s’imposent d’elles-mêmes, comme cela. Je m’aperçois aussi que mes films masculins sont violents: Cyclo l’était, et Je viens avec la pluie aussi, et il s’agissait de mondes d’hommes. C’est peut-être une vision simpliste, mais il y a là quelque chose de viscéral. L’harmonie est-elle une vertu plus féminine que masculine? Il y a un élément de cet ordre, c’est vrai. Et tourner un film sur l’harmonie est plus risqué qu’en faire un sur la confrontation, les cassures, qui sont plus dynamiques, plus expressives, avec du bruit et de la fureur, tandis que l’harmonie est très calme…

Qu’est-ce que la beauté à vos yeux?

C’est tout. L’objectif ultime de l’art est de laisser une trace de beauté sur cette terre. Les oeuvres qui nous parviennent, depuis des siècles et des siècles, sont toujours des produits de beauté. La beauté en art a une palette extrêmement large. Elle est très importante à mes yeux parce qu’elle permet de transcender l’âme, de donner des ailes à nos sentiments. En art, il y a la radicalité, mais je ne vois aucune transcendance dans un geste qui verrait un artiste, sur scène, enculer un âne tout en mangeant sa propre merde, en disant qu’il s’agit d’audace et de radicalité. J’estime que cela nous ramène juste vers quelque chose de terrestre. J’ai besoin de m’élever, et pour cela, il n’y a que la beauté. Si le spectateur quitte la salle en emportant un sentiment de beauté, c’est un merveilleux cadeau.

Votre film apparaît hors du temps. N’avez-vous pas parfois vous-même le sentiment d’être anachronique dans votre approche du cinéma, par rapport à la production qui nous entoure?

Oui, bien sûr. Mais là, je suis en avance, je suis dans le futur, malgré l’aspect du film (rires). Voilà pourquoi: quand le cinéma sera bouffé par les jeux vidéo, quand les gens feront leur propre film avec leur manette, en pouvant changer le scénario et jouer, le genre de cinéma que je pratique est le seul qui va rester. Tout ce qui est Marvel et autres films d’action va crever. D’un point de vue formel, ce que je propose dans ce film est véritablement novateur: se dire « pas de scènes, mais des petits moments », et que cela s’écoule de la sorte, c’est une écriture qui permet la poésie et la métaphysique. Terrence Malick a tourné beaucoup de films avant de faire le seul qu’il ait vraiment réussi, The New World. Ce film a créé une nouvelle voie, qui est aussi celle empruntée par Éternité, et qui dit: scène, ou pas scène? Pas scène: nouveau monde, scène: ancien monde.

Vous trouver dans cette position anachronique n’est-il pas aussi lourd à porter?

C’est douloureux et compliqué, oui. Je veux dire par là que je vais prendre cinq, six, dix ans pour faire mon prochain film. C’est aussi bête que cela et je le vis difficilement. Mon rythme naturel serait de faire un film tous les deux ans, ce serait idéal. Mais quand on écrit un sujet comme celui-ci, on passe ensuite un temps infini à persuader des gens à y mettre de l’argent, une très grande majorité vous jetant à la figure: « Qu’est-ce que c’est que ce truc? » C’est très difficile, et il y a des jours où je me dis: « J’arrête le cinéma, je me mets à la céramique… »

Entretien – Jean-François Pluijgers.

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