Les Dardenne se confient: « Palme ou pas, être à Cannes est très important »

Jean-Pierre et Luc Dardenne © Christine Plenus
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Avec Deux jours, une nuit, les frères Dardenne prennent le pouls de l’époque, du désarroi social sinon moral, sur les pas d’une jeune femme tentant de relancer une solidarité chancelante. Lumineux.

Voilà 18 ans que cela dure, et qu’à chaque nouveau film des frères Dardenne, l’on se voit enclin à faire assaut de superlatifs. Deux jours, une nuit (lire la critique) ne déroge pas à la règle, qui les voit creuser, sur les pas de Marion Cotillard, un sillon sans doute familier, mais à chaque fois renouvelé, prenant comme rarement le pouls de l’époque, tout en affirmant leur foi en une humanité généreuse. Cela, avec la rigueur qu’on leur connaît, mais encore un sens de l’épure toujours plus aiguisé. Ainsi, déjà, d’une histoire dont le « pitch » tient en une phrase: « Sandra, aidée par son mari, n’a qu’un week-end pour aller voir ses collègues et les convaincre de renoncer à leur prime pour qu’elle puisse garder son travail. » Enoncé qui, décliné devant leur caméra, prend des contours bouleversants, mais aussi universels, pour un film lumineux récusant le cynisme; l’objet d’une discussion passionnée avec deux frères solidaires, forcément, dans l’atmosphère feutrée d’un hôtel bruxellois.

L’histoire de Deux jours, une nuit existait, à l’état de projet, depuis une dizaine d’années déjà. Comment en aviez-vous eu l’idée?

Luc Dardenne: Il y a eu plusieurs choses. Des faits divers dans la région, puis des ouvriers qui ont accepté de donner un pourcentage minime de leur salaire pour garder quelques salariés dans la société -on parle là d’entreprises de moins de cinquante personnes, sans intervention syndicale. Ce qui nous intéressait surtout, c’était de saisir un moment où la mise en concurrence, en rivalité, des gens est très forte. Mais aussi comment l’individualisme peut jouer à plein et la solidarité essayer d’être reconstituée en même temps. L’idée n’a jamais été de faire de Sandra un bouc-émissaire de méchants voulant l’éliminer mais bien de voir, comment, isolée par une proposition venant d’en haut, du patron, elle allait pouvoir s’y prendre pour renverser le fait qu’une majorité ne soit pas solidaire, pour renverser cet individualisme compréhensible. Elle comprend très bien de quoi il retourne, elle sait ce que c’est 1000 euros, on n’allait pas opposer la pauvre femme aux salauds.

Qu’est-ce qui a différé le projet?

LD: On n’y arrivait pas. La raison, c’est qu’on en faisait quelqu’un qui était seule, rencontrant sur sa route une autre personne qui allait l’aider. Et chaque fois, qu’il s’agisse d’un étranger ou d’un ou une de ses collègues acceptant de l’aider, on se sentait obligés, quand on avançait dans le récit, de raconter l’histoire de cette personne. On n’en sortait pas, et on laissait tomber, lorsqu’on s’est dit que le plus simple serait de prendre son mari. Avec lui, il y avait une histoire qui précédait, et il allait tout de suite être dans son histoire à elle. Et en même temps, leur amour était une forme de solidarité. Le scénario a démarré comme cela: une fois cette décision prise, nous l’avons écrit en trois mois.

Au-delà de l’écueil scénaristique, le projet n’a-t-il pas dû mûrir également, en ce sens que raconter cette histoire était peut-être encore plus opportun aujourd’hui?

LD: Il y a eu la crise de 2008. On a lu, dans Le Monde, une page sur un reality show américain, où une équipe de télévision vient, avec un responsable des ressources humaines, dans une petite société en difficulté et organise, réellement, un jeu: « Qui va être viré? », à quelle mise à mort allons-nous assister? Et puis, Obama, dans son discours de présidence, a remercié des ouvriers ayant accepté de perdre momentanément 2 à 3 % de leurs salaires pour éviter des licenciements. La crise de 2008, dont les répercussions sociales arrivent maintenant mais survenaient déjà en 2011 et en 2012, nous a motivés à reprendre le scénario.

Si Deux jours, une nuit suit avant tout le personnage de Sandra, c’est aussi celui de vos films où s’exprime le plus le sentiment de communauté…

Jean-Pierre Dardenne: On ne peut être que d’accord, parce que le film raconte cela aussi. À savoir comment Sandra, à son insu au départ, en allant demander aux gens: « Bonjour, est-ce que tu veux bien perdre tes 1000 euros… », recrée de la solidarité, et la solidarité, c’est la communauté. Et elle-même se transforme, grâce au fait qu’elle rencontre les autres, et à leur regard sur elle. Le film raconte cela: Sandra recrée de la solidarité, même avec ceux qui disent non, parce qu’elle leur pose la question. C’est notre film le plus ouvert sur l’extérieur: comme elle, nous avons ouvert la porte.

Même s’il s’agit d’une petite société, et qu’il n’y a pas de représentation syndicale, on peut être surpris qu’il n’y ait pas plus de mobilisation ouvrière. C’est quelque chose que vous avez observé?

LD: Comme le dit Sandra, la situation qui leur est imposée est dégueulasse. Cela ne devrait pas exister, mais on sait très bien que cela existe, et comment les rapports de classe se sont constitués, comment on empêche les gens de parler. Les stratégies du pouvoir sont multiples pour empêcher une solidarité. Et ici, le patron a beau jeu évidemment. On n’a pas pour autant voulu en faire le coupable, mais bien le reflet cynique d’une situation. Il y a une crise, il ne l’invente pas, et on ne peut pas dire qu’une intention méchante préside à ses décisions. La variable sur laquelle il joue, et sur laquelle jouent toujours les patrons, c’est l’emploi, le personnel… La peur sociale, l’insécurité -la vraie, celle de ta vie, ton emploi, ton avenir, ta pension, tes enfants, tout ça- jouent très fort désormais. Les gens ont peur, ils acceptent. Un patron n’aurait peut-être pas osé proposer cela dans un autre contexte, même dans une petite entreprise. Mais aujourd’hui…

Il y avait le précédent Cécile de France, mais Marion Cotillard a encore un autre statut. Pourquoi avoir voulu travailler avec une star? N’avez-vous pas craint que sa présence puisse éclipser le personnage?

JPD: Pour nous, en tant que cinéastes, c’est ça qui était bien. A un moment, tu as besoin, pour alimenter ta machine à travailler, de te donner aussi des enjeux en plus. L’un des enjeux, pour nous, était que le personnage principal soit interprété par une grande comédienne – nous n’avons jamais pensé à personne d’autre que Marion pour le rôle – mais aussi comment, puisqu’elle avait accepté de travailler avec nous, on allait pouvoir rendre concret ce rêve qu’elle appartienne à notre monde, et qu’elle soit comme les autres. C’était notre pari, et il me semble qu’on y est arrivés. Les répétitions qui ont précédé le tournage ont eu un rôle fondamental par rapport à ça.

Elle n’est pas du tout dans la performance…

LD: C’est ce qu’on a dit, tout de suite. Notre caméra ne devait pas être dans la performance, mais le plus simple possible, pas de mouvement qui semble fait pour se plaire à lui-même, on reste le plus possible en retrait par rapport à l’exercice de style. Et même chose avec les acteurs: pas de performance, c’était un danger. On a dénudé, élagué, beaucoup dépouillé.

Considérez-vous que faire des films aujourd’hui soit une affaire de morale?

LD: Sans être moraliste, parce que c’est délicat. Si l’on dit que la seule vocation du cinéma est d’éduquer, qui est-ce qu’on éduque? Et deuxièmement, est-ce qu’il n’y a pas une autre vocation que l’éducation, qui est la distraction. Mais en distrayant, si la distraction est intelligente, il y a une éducation qui se fait aussi, un éveil, un apprentissage. Nous avons toujours vu le cinéma comme une forme d’éducation permanente, pour reprendre l’expression consacrée dans les politiques culturelles. C’est une manière de permettre à un spectateur de devenir un autre, et d’être comme éduqué, en dialogue avec cet autre. Ou de lui faire sentir quelque chose qu’il ne sent pas ou plus dans sa vie. Qu’il puisse, dans le cas présent, être à la place de quelqu’un disant à Sandra « mets-toi à ma place », et à qui elle répond « toi, mets-toi à la mienne ». Le parcours de Sandra est un parcours d’éducation, sans donner un sens moraliste ou autoritaire à ce terme. Je pense que c’est l’une des vocations du cinéma: que tu prennes plaisir à voir un film, et qu’en même temps, il te fasse découvrir quelque chose en toi que tu ne soupçonnais pas, ou que tu avais laissé en veilleuse. Et que cela t’ouvre à plus d’humanité.

JPD: Ce n’est pas seulement le rôle du cinéma, et ce n’est pas lié nécessairement au contenu du film. Le mot réenchanter n’est peut-être pas le bon, mais il y a l’idée de rendre visible des choses qui le sont difficilement, ou qui ne le sont pas, ce que certains appellent la beauté; faire apparaître la beauté qui te bouleverse, t’émeut et te change. C’est le rôle de l’art, que ce soit la poésie, le roman mais aussi le cinéma, et l’un des plus beaux exemples, à mes yeux, en est Charlie Chaplin, qui arrive à révéler la beauté de la vie humaine. Et avec une invention permanente, notre rôle se situant aussi dans la fabrication de la chose.

Vu de l’extérieur, on pourrait croire qu’il y a une sorte de rythme immuable, débouchant sur un film des frères Dardenne tous les trois ans. Les choses sont-elles aussi « simples »? Eprouvez-vous parfois l’angoisse de la page blanche?

LD: Pas de la page blanche, mais de partir dans un mauvais scénario. Un mauvais film, donc. Partir sur une fausse piste, c’est plutôt notre angoisse. Une fois que c’est parti, qu’on le sent bien, ça va. Mais là, on est justement dans cette phase où on a peur de partir sur une mauvaise piste.

Vous voilà pour la sixième fois consécutive en compétition à Cannes. Qu’est-ce que cela représente pour vous aujourd’hui? Quelle importance a le festival dans l’économie de votre cinéma?

JPD: Pour notre film, c’est très important. Primé ou pas, c’est le jury qui décidera. Déjà, que notre film soit dans cette compétition, avec 17 ou 18 autres, il se retrouve au centre de la planète cinéma. Il est là, dans l’arène, et si l’accueil de la presse internationale et du public qui va le découvrir est bon, cela va aider le public à aller le voir dans les différents pays où il est vendu. Et à rencontrer Sandra.

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