Les confidences cannoises de Thierry Frémaux

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Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Délégué général du plus grand festival de cinéma, Thierry Frémaux publie son journal de bord, courant de la clôture de Cannes 2015 à celle de l’édition suivante. Un ouvrage incontournable, débordant de passion(s)…

Il y avait bien le précédent Gilles Jacob, qui levait un coin du voile sur les coulisses du festival de Cannes dont il était à l’époque le président dans La vie passera comme un rêve, ses mémoires publiés en 2009. Jamais, cependant, en 70 ans d’histoire de la manifestation, l’homme présidant à la Sélection officielle n’avait publié son journal de bord. C’est aujourd’hui chose faite avec ce volumineux ouvrage que l’on doit à Thierry Frémaux, en poste depuis 2007 (après avoir été le délégué artistique du festival à partir de 2001), et qui s’est livré à l’exercice, de la clôture de Cannes 2015 à celle de l’édition suivante. En résulte un document d’exception, dont les pages débordent d’une passion dont le cinéma n’a pas l’exclusivité, cette bible à l’attention des cinéphiles et autres curieux se doublant, dans les marges, de l’autoportrait d’un homme que l’on ne saurait mieux décrire que sous les traits d’un boulimique de l’existence.

« J’exerce une fonction qui oscille entre devoir médiatique et serment de silence, entre l’ostentatoire et le discret, observe l’auteur, né avec les années 60 à Tullins-Fures, dans l’Isère, département qu’il n’a jamais quitté puisqu’il a passé son enfance aux Minguettes, à Vénissieux, et vit désormais à Lyon, où il dirige l’Institut Lumière en plus de ses fonctions cannoises. Et de poursuivre: « C’est un grand privilège d’être là où je suis: la Croisette à Cannes et la rue du Premier-Film à Lyon, le plus grand festival de cinéma et le lieu de naissance du cinématographe Lumière. Je me suis longtemps dit: il est inutile de s’en vanter. Je ne change pas d’avis en publiant ces notes. J’ai envie de parler d’un métier, d’une époque et d’un cinéma qui change. Raconter le festival de Cannes, aussi célébré que méconnu. » Est-il déraisonnable de penser que s’y est ajouté le désir, peut-être, d’accrocher le temps qui file, lui qui écrit, quelques pages plus loin: « Le sentiment du temps qui passe, et qui se gâche, me sera venu l’année de mes 55 ans sans que, jusque-là, je me pose la moindre question sur le sujet. »

Point d’excès de nostalgie pour autant -des hommages, nombreux et inspirés, tout au plus- au fil des quelque 600 pages composant ce journal d’un hyperactif. Lequel nourrit sa passion du septième art de beaucoup d’autres, de la musique (chanson française classique, de Barbara à Brassens, mais aussi et surtout le Boss –« je suis un springsteenien monomaniaque », affirme-t-il) aux lettres (de Jack London à Blaise Cendrars), en passant par la Petite reine, qu’il pratique assidûment, et l’Olympique lyonnais, qu’il supporte sans réserves, tropisme propice à l’une ou l’autre métaphore sportive: « La compétition cannoise, c’est comme Paris-Roubaix: une loterie mais toujours un grand champion qui gagne », voire cette autre, détournée d’El Pibe de Oro: « Comme le disait Diego Maradona: « Entrer dans la surface de réparation sans tirer au but, c’est comme danser un slow avec sa soeur. » Aller à Cannes sans être en compétition, c’est pareil. » Voire…

S’il se multiplie sans compter sur tous les terrains, le cinéma reste, l’on s’en doute, l’affaire de sa vie, qui le conduit, tambour battant, aux quatre vents. Et l’on a parfois l’impression, à la lecture de Sélection officielle, de découvrir les aventures de Tintin au pays du septième art, qui voit le globe-trotter compulsif déjeuner un jour à New York avec Martin Scorsese, visionner un autre The Last Face dans la salle de projection privée de Sean Penn à Los Angeles, ou encore accompagner François Hollande dans un périple argentin; celle, aussi, à l’occasion, de feuilleter un carnet mondain -l’auteur a la sympathie généreuse et s’excuse, du reste, pour le « name dropping » mais, comme il le souligne aussi, « avoir de bonnes relations avec autrui fait partie de mon travail -je trouve même que c’est un beau programme, dans la vie. »

La magie du cinéma

Les confidences cannoises de Thierry Frémaux

On y verra aussi l’expression d’un enthousiasme que Frémaux ne mesure pas, disposition qui l’emmène à partager avec gourmandise l’intimité d’un festival qui est comme sa seconde maison. Et c’est peu dire que la visite s’avère captivante, qui s’invite au coeur même des rouages de la machine cannoise. Équipes, fonctionnement interne, relations avec les artistes, les professionnels et la critique, la fonction étant ô combien exposée, composition des jurys et, bien sûr, sélection des films: il n’est pas d’aspect que l’auteur n’aborde, tandis que le millésime 2016 du festival prend forme sous les yeux du lecteur, de la projection de Captain Fantastic, premier film soumis au comité de sélection, en date du 27 octobre, à la cérémonie de clôture, le 22 mai; du choix du film d’ouverture aux appelés de la dernière heure, et l’on en passe. Si, devoir de réserve oblige, rien ne filtrera des délibérations du jury -qui allait couronner, on s’en souvient, I, Daniel Blake, de Ken Loach-, Frémaux joue, pour le reste, la carte de la transparence.

Plus qu’une compilation d’anecdotes plus ou moins croustillantes, il y a là un savant mélange de cuisine interne, un peu comme le B.A.ba du festival et de son organisation, de cinéphilie active, de stratégie et de diplomatie -qualité indispensable pour mener à bon port le paquebot cannois. Soit une plongée sans équivalent au coeur de l’événement, et le sentiment tenace, au terme d’une lecture revigorante, d’avoir été pénétré d’un peu de la magie du cinéma. Au moment de relire les épreuves, l’auteur conclut: « Nous avons une nouvelle édition à préparer. Et en ce mois de décembre, vous aurez deviné que nous n’avons pas de président du jury, pas d’affiche et pas de film d’ouverture. Nous attendons, ignorons beaucoup de choses et n’avons aucune certitude. Sauf une. Le 70e Festival International du Film aura lieu à Cannes, du mercredi 17 au dimanche 28 mai 2017. » Cet ouvrage indispensable en constitue l’épigraphe rêvée…

Sélection officielle de Thierry Frémaux. Éditions Grasset. 617 pages. ****

Extraits

Lundi 25 mai

« Lendemain de clôture au festival de Cannes. Dans la matinée, le temps s’est couvert et m’a ôté tout regret de quitter la ville. Autrefois, nous restions quelques jours. Plus maintenant. Tous les jurés sont partis ou sur le point de le faire, m’a dit Laure Cazeneuve, qui a veillé sur eux pendant douze jours. « Jake Gyllenhaal et Xavier Dolan très tôt, suivis par Guillermo del Toro, Rossy de Palma à 10 h 30, les Coen à 11 heures puis Rokia Traoré et Sienna Miller entre 12 heures et 13 h 30 et Sophie Marceau en fin d’après-midi. » Hier, dominait déjà un parfum de tristesse. Les artistes sont des oiseaux de passage. »

Vendredi 11 septembre

« Les attentats du World Trade Center et leur commémoration effacent tous les ans un peu plus le 11 septembre comme jour « anniversaire » du putsch au Chili en 1973, mais je suis de ceux qui pensent chaque année à Salvador Allende et aux siens. J’étais enfant mais je me souviens parfaitement du déroulement du coup d’État. On nous en parlait en cours. Même un enfant grandi dans une famille réactionnaire aurait été sensible à ce qui s’était joué dans ce pays lointain, dont nous avions appris l’existence en même temps que ce qu’il endurait. À cette époque, les profs ou les pions n’hésitaient pas à alerter les élèves sur l’élémentaire indignation que suscitait telle ou telle atteinte aux droits de l’homme. Quelques mois après Allende, l’anarchiste catalan Puigi Antich avait fait l’objet, en mars 1974, d’une minute de silence au collège Paul Eluard de la ZUP des Minguettes, le jour où il fut garroté par Franco. Aujourd’hui, cela vaudrait au professeur qui s’y aventurerait pétition des parents, attaques politiques, mise au point du ministre et exclusion de l’Éducation nationale. Gloire à eux, aujourd’hui, là où ils sont. »

Jeudi 3 mars

La Fille inconnue
La Fille inconnue© DR

« Les « Dardenne ». Pour deux frères, un seul mot, devenu une marque. Ils ont révélé de formidables talents: Jérémie Renier, Déborah François, Olivier Gourmet ou Émilie Dequenne et dans leurs deux derniers films, ont invité une actrice déjà consacrée à entrer dans leur monde: Cécile de France pour Le Gamin au vélo ou Marion Cotillard pour Deux jours, une nuit. Dans La Fille inconnue, que nous avons vu cet après-midi, c’est Adèle Haenel, éblouissante de beauté, effrayante de froideur, qui incarne une jeune médecin retraçant les dernières heures d’une femme africaine, cette « fille inconnue » à laquelle elle n’a pas porté secours.

Si un auteur se juge à la constance de ses thèmes, alors on en retrouve quelques-uns: un engagement social de chaque instant, la solitude dans les sociétés industrielles, le sort fait aux minorités, l’intransigeance d’une démarche qui mêle la rigueur d’une mise en scène et le refus des compromis scénaristiques. Trop peut-être et de façon trop homogène: on atteint les limites d’un style qui semble se répéter (ce que personnellement, je ne trouve pas) et un mode dramaturgique volontairement atone mais qui déconcerte. De fait, le film suscite quelques réserves dans le comité, mais sa présence en compétition ne fait aucun doute. Nous donnerons du grain à moudre à ceux qui fustigeront leur présence renouvelée. Quand la presse évoque les « abonnés cannois », c’est souvent les Dardenne qu’elle vise. On s’en fiche. Ce cinéma-là reste impérieux. Compétition 2016: ça en fait cinq. »

Jeudi 31 mars

Démineurs (The Hurt Locker)
Démineurs (The Hurt Locker)© DR

(…) « Enfin, parmi les grandes réalisatrices, il n’est guère que Kathryn Bigelow qui ne soit pas venue au jury et la vérité que je dois à ce journal m’oblige à dire que si elle n’est pas une réalisatrice « cannoise », c’est entièrement de notre faute. En effet, elle nous avait montré Démineurs et nous ne l’avions pas retenu. La version du film n’était pas définitive, on était en fin de sélection, épuisés, on est passés à côté. Il est parti à Venise, il a gagné sur la Lagune, et six mois plus tard l’Oscar du meilleur film, battant Avatar cette année-là. Sur le podium mondial de nos plantages, il y a donc Démineurs! Je n’ose jamais revoir un film refusé, de peur de me morfondre deux fois: ne pas l’avoir pris, et finalement l’aimer quand même. D’autant que j’ai toujours adoré les films de Bigelow (Blue Steel, Point Break, Strange Days ou, depuis, Zero Dark Thirty) -il a fallu qu’on reste imperméables au seul film qu’elle nous a jusqu’à présent soumis à la sélection. Je vais passer outre à ma confusion et lui proposer d’être au jury. Si elle m’envoie balader, je l’aurai bien mérité. »

Vendredi 13 mai

I, Daniel Blake
I, Daniel Blake© DR

« Tout à l’heure, le jury arrivait de la projection du Ken Loach. Donald Sutherland s’est approché, m’a remercié. Il a tenté de parler du film et ses yeux se sont embués. Ca n’a duré que d’infimes secondes. Drôle de voir un géant, au sens propre comme au figuré, être à ce point bouleversé. Kirsten Dunst avait mis ses lunettes noires et ça n’était pas un truc de star. Je n’ai pas été surpris: Moi, Daniel Blake nous avait mis par terre, en avril, et depuis hier, il en est allé de même, aux projections de presse et au Marché. À part ça, que deux jurés ne masquent pas leur émotion ne signifie rien d’un palmarès futur: ça n’est que deux voix sur neuf et la compétition est encore longue. »

Vendredi 20 mai

The Last Face
The Last Face© DR

« Tough Morning », me dit Sean Penn en arrivant au photocall. Jean-Pierre Vincent et Stéphane Célérier ont leur tête des mauvais jours, Mara Buxbaum, la publiciste de Sean, a les larmes aux yeux. La catastrophe s’est produite. La presse rejette The Last Face. Depuis ce matin, des textos me parviennent par dizaines. « Les journalistes voulaient se payer un film depuis trois jours, dit quelqu’un. Ils se sont jetés sur celui-là. » Non, on peut toujours chercher une explication mais il n’y en a qu’une: le film ne plaît pas. La foudre va lui tomber dessus. Et je connais les lois cannoises: Sean sera traité comme un moins-que-rien. Je m’en sens coupable, parce que c’est un ami, parce que je l’ai emmené là. Il va juste falloir vivre avec ça. »

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