Le théorème de Terry Gilliam

The Zero Theorem © DR
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Avec The Zero Theorem, projeté ce samedi 12 avril au BIFFF, Terry Gilliam renoue avec une inspiration voisine de celle de Brazil, dépeignant le futur au présent dans un monde en proie à la dictature technologique. Désabusé?

Entre le BIFFF et Terry Gilliam, il y a un lien naturel qui s’est raffermi au fil des visites que le réalisateur américain faisait à la manifestation. Ainsi, encore, du millésime 2014, qui le verra présenter son dernier opus, The Zero Theorem, découvert il y a quelques mois de cela à la Mostra de Venise. Inspiré d’un scénario de Pat Rushin, le film renoue avec l’esprit de Brazil. Mais si celui-là tenait de la fable visionnaire, le monde que met en scène le cinéaste aujourd’hui ressemble furieusement au présent, dictature technologique au coeur de laquelle Qohen Leth (Christoph Waltz), un génie de l’informatique, s’emploie à décrypter le sens de l’existence. En pure perte? La septantaine bien entamée, Gilliam semble quelque peu désabusé, ce qui ne l’empêche pas d’avoir le regard toujours aussi aiguisé, l’humour acéré et le trait, à l’occasion, assassin…

Une réplique du film proclame que « Le chaos paye ». Si tel était le cas, vous seriez fort riche, non?

C’est vrai, je sais (rires)… Mais cela vaut si vous êtes un chef d’entreprise, avec une large organisation à votre service. Pour ma part, je n’ai même pas d’assistant, il n’y a qu’au moment de tourner un film que je réunis assez de gens autour de moi pour obtenir ce que je veux. Comment le monde fonctionne-t-il, au fond? Des sociétés s’emploient à nous vendre leurs produits sous prétexte que notre existence serait inaboutie, un désordre total, avec des problèmes de toutes sortes, et qu’il nous suffirait d’acheter telle ou telle chose pour y remédier. Cela n’a rien de nouveau, si ce n’est les proportions prises par le phénomène. Il est devenu à ce point envahissant et incessant, on en est à un stade où il y a un tel vacarme dans le monde que l’on se demande si l’on ne pourrait pas éteindre à l’occasion.

Vous-même, vous arrivez à vous déconnecter?

Oui, c’est le seul moyen de survivre. J’ai une maison, en Ombrie, où il n’y a ni téléphone, ni télévision, ni wifi, rien, et c’est formidable. On a le loisir de s’y ennuyer -ce qui peut se révéler magnifique. Personne ne me dérange, je me consacre à des tâches manuelles, parce que je m’y rends pour me reposer de la frénésie dans laquelle nous vivons, avec ce flux ininterrompu de communication.

Partagez-vous les questionnements de Qohen Leth sur le sens de l’existence?

Nous nous demandons tous de quoi il retourne. Peut-être est-ce l’âge, mais j’ai l’impression, dans le monde moderne, d’être de plus en plus impuissant. J’étais à mon zénith dans les années 60. Nous manifestions, nous agissions, et on pouvait voir bouger les choses. Aujourd’hui, la question est de savoir comment faire une différence. Il y a bien encore des mouvements comme Occupy Wall Street, mais on dirait bien qu’ils n’ont plus le même impact, tant les bastions de l’univers des multinationales sont sécurisés.

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Vous auriez entamé The Zero Theorem en réaction au fait que la technologie nous coupe de relations authentiques…

Je n’irais pas jusqu’à dire qu’elles n’existent plus, mais je suis inquiet lorsque je vois le nombre de personnes qui n’ont plus désormais de relations que virtuelles, via ordinateur, téléphone ou en tweetant. On développe ces relations avec des inconnus, à la vue desquels on serait probablement terrifiés, parce qu’ils ne ressemblent pas à l’image qu’ils envoient d’eux-mêmes. Le concept d’avatar m’intrigue, la manière dont les gens y recourent pour leurs relations online, quelle que soit leur nature. Jusqu’au jour où vous sortez du bois, et dévoilez que vous ne ressemblez pas à Johnny Depp, tandis qu’elle n’a rien d’Angelina Jolie. Et ainsi, Dieu merci, vous nous épargnez The Tourist, mais c’est une autre histoire. Oups, je m’égare (rires)

Etes-vous quelque peu désabusé?

Je ne suis plus celui que j’étais dans les années 60, je suis las. On ne renonce jamais, mais je ne sais pas quoi faire pour influer sur les événements. J’aimais faire du cinéma parce qu’on pouvait toucher un grand nombre de gens et exprimer des choses. La plupart des films, aujourd’hui, ne véhiculent que fort peu d’idées. Et certainement ceux dont le budget tourne autour de 200 millions de dollars, et qui ne sont plus que du pur divertissement, pour occuper le spectateur en évitant soigneusement de le mettre mal à l’aise. Au contraire, il doit en sortir en étant convaincu que tout est au poil. On voit de moins en moins de films qui perturbent, posent des questions, vous font vous interroger sur les réponses possibles. A mes yeux, si j’ai la plus infime possibilité de faire changer les choses, c’est en posant des questions dans un film, dans l’espoir qu’il se trouve quelqu’un, quelque part, pour prendre la balle au bond…

Vous êtes passé par des expériences difficiles, des projets avortés… Dans quelle mesure cela vous a-t-il affecté?

C’est probablement une bonne chose, parce que si j’avais été en mesure de faire tout ce que j’avais voulu, je serais aujourd’hui l’un de ces réalisateurs à succès qui se retrouvent avec 250 millions de dollars pour jouer. Alors que ce que j’ai pu réussir a été le résultat de frustrations et de blocages. Je n’ai pas envie de tourner Pacific Rim. Certains de mes amis font des films de ce genre, techniquement brillants et spectaculaires à voir, mais dont on se demande, in fine, à quoi ils riment. Le système est ainsi structuré aujourd’hui que si vous n’êtes pas dans la catégorie des 100 millions de dollars et plus, on vous laisse moins de dix millions: il n’y a plus rien dans l’intervalle. C’est le reflet de la société, où la classe moyenne a été laminée.

Considérez-vous ponctuer, avec ce film, une trilogie composée également de Brazil et 12 Monkeys?

Parler de trilogie sonne bien. A l’époque de Munchausen, je disais d’ailleurs qu’il s’agissait de la quatrième partie de ma trilogie (rires). Ces films parlent tous du futur, mais avant tout du présent. Mais pour moi, The Zero Theorem a autant à voir avec Parnassus ou Tideland: tous ces films traitent de ma confusion à l’égard du monde.

  • Rencontre Jean-François Pluijgers, à Venise

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