La vie est arrivée

Charlotte Gainsbourg, la compagne, et Marion Cotillard, la femme d'Ismaël. © DR
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Avec Les Fantômes d’Ismaël, Arnaud Desplechin signe une oeuvre-gigogne, emmêlant les fils de la fiction dans un récit frénétique débouchant paradoxalement sur ce qui est peut-être son film le plus apaisé…

Venant deux ans après Trois souvenirs de ma jeunesse, qui voyait Paul Dédalus porter un regard rétrospectif sur ses amours passées dans ce qui aurait pu être une préquelle à Comment je me suis disputé (ma vie sexuelle), Les Fantômes d’Ismaël renoue avec une autre figure familière du cinéma d’Arnaud Desplechin: Ismaël Vuillard, ci-devant altiste passablement agité de Rois et reine, et réapparaissant aujourd’hui, toujours incarné par Mathieu Amalric, dans la peau d’un cinéaste tourmenté, histrion et ludion à la fois. Pas tout à fait le même, donc, mais pas tellement différent non plus. Quelque chose de l’ordre de la variation, qui fait dire au réalisateur, avec qui l’on reprend une conversation poursuivie film après film: « Les deux films ont une énergie en commun, qui vient principalement de ce personnage que j’ai appelé Ismaël. Il y a une frénésie de récit qu’ils ont en partage. »

Et comment: avec ce nouvel opus, c’est un peu comme si le cinéaste avait enchâssé plusieurs films en un seul, le portrait de cinéaste se doublant de celui d’un homme écartelé entre deux femmes, Sylvia (Charlotte Gainsbourg), sa compagne, et Carlotta (Marion Cotillard), sa femme, revenant d’entre les morts. À quoi vient se greffer ce film d’espionnage -l’histoire d’Ivan Dédalus (Louis Garrel), son frère diplomate et individu à la Bartleby-, qu’il s’affaire à tourner, et dont les images se bousculent dans son esprit, comme elles viennent, du reste, chahuter le cours du récit. « J’aime les deux choses au cinéma: être perdu et que l’on me tienne par la main, souligne, conséquent, Arnaud Desplechin. Pour moi, le travail de mise en scène, ce sont ces deux choses à égalité, pas l’une contre l’autre, mais l’une avec l’autre, de vous pousser et vous dire: « Si je vous tiens par la main, on peut aller plus loin encore. » » Et d’évoquer la généalogie tâtonnante d’un récit à tiroirs qui ne se débloquera qu’avec l’arrivée de Carlotta, le plus présent des fantômes d’Ismaël.

Des apparitions et des mythes

Le cinéma a, on le sait en effet, le pouvoir d’animer les fantômes, principe vérifié du Laura d’Otto Preminger au Vertigo d’Alfred Hitchcock, parmi d’autres. Un motif dont Arnaud Desplechin a su faire bon usage tant dans Rois et reine (où il faisait réapparaître Pierre/Joachim Salinger) que dans Trois souvenirs de ma jeunesse (où Rose/Françoise Lebrun revenait visiter Dédalus), et auquel il confère ici une dimension nouvelle. Et d’évoquer les raisons le ramenant à cette figure, « une des puissances du cinéma. À cet égard, je crois que si le Vertigo d’Hitchcock est devenu un film aussi fameux, c’est parce qu’il recèle une part de vérité profonde, mystérieuse sur l’apparition du fantôme au cinéma. Mais ce qui m’a plu énormément, c’est que voilà quelqu’un qui revient d’entre les morts, je l’appelle Carlotta comme Carlotta Valdes dans Vertigo, il s’agit donc d’un mythe. Avec la première scène, où elle sort des eaux et apparaît sur la plage pour dire « bon voilà, c’est moi, je suis sa femme », j’invente un mythe. Et évidemment que Marion Cotillard, depuis Edith Piaf et sa carrière américaine, est devenue un mythe. Mais ce qui m’a fasciné, et c’était un désir commun, c’est de ne pas du tout montrer un mythe, mais une vraie femme. Ne pas du tout jouer le côté mythique de la chose, mais au contraire un côté charnel, simple, évident, droit, et de montrer une vraie femme qui revient. »

Arnaud Desplechin
Arnaud Desplechin© Jean-Claude Lother/Why Not Productions

Avec parfois un résultat éminemment troublant, comme lors d’une chorégraphie au son du It Ain’t Me, Babe de Dylan, à la fois incarnée et inscrite dans un ailleurs. « Il m’est arrivé une fois de survivre à un accident de voiture, très jeune homme, avec un camarade qui conduisait trop vite. Nous avons été terrifiés. Le temps était très lent, pendant que la voiture tournoyait. Nous étions indemnes, il n’y a pas eu de mal. Et après, on ne sait pas si on est infiniment heureux d’avoir survécu ou si on a envie de pleurer tellement on s’est senti vulnérable. C’est ce que j’ai décrit à Marion, et elle est arrivée à le jouer. Carlotta a un côté diablotin, mais elle n’est jamais diabolique, c’est une pure force de vie, il n’y a pas de vice en elle. Elle a survécu, est toute surprise d’être en vie, et quand elle met la chanson de Dylan, elle a cette joie. Il se trouve que les choses sont un petit peu plus compliquées que ça, parce que les paroles sont atrocement méchantes… » Constat amplifié dans le contexte du film, et de la rivalité opposant de facto les deux femmes…

De Newark à Roubaix

Hitchcock, auquel Les Fantômes d’Ismaël rend encore un hommage affectueux dans son volet espionnage, n’est pas la seule référence du film. Arnaud Desplechin évoque ainsi le Providence d’Alain Resnais comme une oeuvre séminale à ses yeux, et l’on pourrait sans doute énumérer d’autres sources cinématographiques ayant irrigué, plus ou moins consciemment, son oeuvre, lui qui affectionne à l’évidence les jeux de références. Et ne dédaigne pas les emprunts à d’autres disciplines artistiques, la littérature au premier chef. Objet de citations littérales tant dans Rois et reine (Le Théâtre de Sabbath) que dans ce nouveau film (La Tache), Philip Roth est ainsi l’une des inspirations souterraines du cinéaste. Et il ne faut sans doute pas chercher ailleurs le déclic qui a fait de Roubaix, sa ville natale quittée pour Paris, un décor toujours renouvelé de son cinéma, cadre par lequel semblent devoir transiter inévitablement ses personnages. « Cela m’est venu, je pense, parce que j’ai découvert les livres de Philip Roth assez tard, après l’école de cinéma. Je ne les ai pas lus à 20 ans, mais à 25 ou 27, et les ai ensuite lus et relus avec passion. Ils ont constitué un choc qui me nourrit encore. À 27 ans, je ne savais pas du tout quel genre de films je saurais faire ou écrire, et je me suis rendu compte que tous les livres de Philip Roth se déroulaient à Newark. Dans mon imaginaire, Newark devait être l’équivalent de Brooklyn. La première fois que j’y ai atterri, plutôt qu’à JFK, et que j’ai traversé la ville en taxi, j’ai pensé: « C’est ça Newark? C’est minable, il n’y a rien. » (rires) Et au moment de tourner La Vie des morts, je me suis dit: « Il faut que je parte d’où je suis. »

Manière, incidemment, de prendre le contre-pied d’une réputation illustrée par ce dialogue entre un patron et son employé emprunté à un film d’avant-guerre de Guitry: « Si vous continuez comme ça, je vous fais muter à Roubaix. » Cette ville « dure, âpre, humble, très souffrante mais que l’on peut enchanter par la puissance du cinéma si on trouve le bon axe et la bonne façon de la regarder », et qu’il a choisi d’approcher chaque fois sur un mode différent, l’enrobant de la magie de la neige le temps d’Un conte de Noël, ou en faisant un territoire mental dans Les Fantômes d’Ismaël, ce dernier s’y retranchant un temps dans la demeure de sa grand-tante en quelque exil intérieur. Lui suggère-t-on que ce cadre géographique toujours répété accrédite l’idée d’une part biographique de l’oeuvre qu’il relativise aussitôt: « J’en joue: j’ai un téléphone portable alors que le personnage n’en a pas; je serais incapable de m’enfuir d’un tournage, j’aime beaucoup trop ça. Je trouve bizarre qu’Ismaël travaille tout seul à son scénario alors que je fais toujours appel à des camarades. Mais évidemment, il y a un côté jeu de masques, et en ce sens, j’essaie juste d’être un acteur parmi ma troupe d’acteurs. Bien sûr qu’ils interprètent un personnage, mais ce personnage, il est aussi basé sur eux. Si je le leur demande, je me sens obligé d’être dans la même démarche, et d’être moi-même mon propre outil. Tout comme je demande aux acteurs de se servir non pas de leur savoir technique, mais d’eux-mêmes, j’essaie, dans mon rapport au spectateur, de me servir de moi-même, dans un système de masques, de déguisements, de jeux… » Mécanisme toujours réinventé au gré d’une filmographie qui, si elle revisite des lieux, des figures et des personnages, apparaît aussi en (r)évolution permanente: « Vous savez combien j’ai aimé faire les Trois souvenirs, qui m’a vraiment empli de joie, et c’est un film nostalgique. Et là, c’est l’inverse: comme le dit Ismaël lorsqu’il téléphone à Sylvia d’une cabine d’autoroute, « je dois me réinventer ». Ce ne sont que des gens qui se réinventent, et réinventent quelque chose. Et donc, peu importe le passé, on doit vivre l’instant présent. Souvent, un film se construit contre le précédent, il y en a un qui fait l’éloge de la nostalgie, et l’autre l’éloge du futur. Quel qu’en soit le prix, la dispute, l’imperfection de ce qu’on a à faire, il faut le vivre, être au présent. Dans ce sens, les deux films suivent des voies qui diffèrent… »

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content