La nuit du chasseur: Robert Mitchum, grand saigneur

La nuit du chasseur - Robert Mitchum © DR
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Durant tout l’été, Focus a invité les auteurs de films cultes à porter un regard rétrospectif sur leur oeuvre. Pour clore cette série, plongée dans les archives de The Night of the Hunter, unique réalisation de Charles Laughton. Série films cultes, 7/7.

« Leaning, leaning, safe and secure from all alarms… » Tourné au mitan des années 50 par le comédien Charles Laughton, The Night of the Hunter occupe une place à part dans l’imaginaire cinéphile. Qualifié parfois d’aérolithe, le film ne ressemble à aucun autre, en effet -même s’il a engendré une descendance plus ou moins lointaine, jusqu’au récent Mud de Jeff Nichols-, dont la texture hétéroclite n’est sans doute pas étrangère à son pouvoir de fascination intact. A le voir et le revoir encore aujourd’hui, on ne peut qu’être stupéfait par sa résistance à toute tentative de classification, aussi bien stylistique (entre hommage à Griffith, emprunts à l’expressionnisme allemand et autres bricolages que n’aurait pas reniés Mélies, notamment) que narrative, le récit déviant de sa route de film noir pour se réinventer sous les traits du conte et même de la « flânerie mythologique », suivant l’expression de Serge Daney. Le tout envisagé à hauteur d’enfants, irradiant de troublante poésie et ouvert aux interprétations les plus diverses, psychanalytiques (et liées à la personnalité même de l’auteur) au besoin. Soit un film monde, ayant par ailleurs généré sa propre mythologie, où le cantique Everlasting arms, annonçant la venue du prédateur, côtoie les « Love » et « Hate » tatoués sur ses phalanges, Robert Mitchum y gagnant, le couteau à cran d’arrêt à la main, ses galons d’incarnation du Mal absolu, et l’oeuvre, le statut de plus cultissime d’entre les films cultes.

Lectures de la Bible

Chef-d’oeuvre inclassable, et désormais révéré comme tel après avoir été négligé et/ou incompris lors de sa sortie, La nuit du chasseur a été l’objet d’exégèses multiples. S’y ajoutait, l’an dernier, une édition Blu-ray définitive éditée par Wild Side (1), augmentée d’un ouvrage de référence de Philippe Garnier, La main gauche du saigneur, et d’un document captivant de Bob Gitt donnant à découvrir Charles Laughton au travail à partir des rushes du tournage; de quoi cerner au plus près la genèse et l’exécution d’une oeuvre véritablement sans équivalent.

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Unique, le film l’est à des titres nombreux, en effet, le premier étant qu’il s’agira là de la seule réalisation de Laughton, que l’échec commercial de The Night of the Hunter découragera de renouveler l’expérience. Cela, même s’il s’essayera dans la foulée à adapter Les nus et les morts, de Norman Mailer -projet abandonné, de guerre lasse; Raoul Walsh portera finalement le roman à l’écran. On n’en est pas encore là, toutefois, lorsque Laughton rencontre Paul Gregory, impresario et futur producteur du film. Acteur immense (et volontiers cabot), abonné aux personnages flamboyants et torturés -il avait été le Néron du Sign of the Cross de Cecil B. De Mille, avant d’incarner le capitaine Bligh du Mutiny of the Bounty de Frank Lloyd ou encore le Quasimodo de The Hunchback of Notre-Dame de William Dieterle-, Laughton avait vu son étoile pâlir quelque peu au tournant des années 50. La légende veut que, l’ayant entendu réciter des passages de la Bible dans le Ed Sullivan Show parmi les clients tétanisés d’un restaurant, Paul Gregory se soit précipité dans la loge de l’acteur, au Mansfield Theatre de New York, pour lui proposer de partir en tournée, avec pour seul bagage les livres qu’il souhaiterait lire en public. Initiative couronnée de succès, et le début d’une fructueuse collaboration, dont le film constituera l’apothéose. C’est début 1954 que Gregory soumet à son protégé, qu’il rêve -désir partagé- de voir diriger un film, The Night of the Hunter, le premier roman d’un auteur de Virginie occidentale, Davis Grubb, dont il fait acheter les droits par la United Artists. L’histoire, profondément originale, a tout pour plaire à Laughton qui se lance dans l’aventure avec une expérience relative en la matière -il a déjà mis en scène au théâtre, et a suppléé, à l’occasion, Burgess Meredith sur le tournage de The Man on the Eiffel Tower, adaptation dispensable de Simenon dans laquelle il jouait le commissaire Maigret; rien de comparable, toutefois, à cette entreprise.

Inscrit dans l’Americana

On ne peut que souligner avec Philippe Garnier combien Paul Gregory avait vu juste en considérant que « le cinéma était le médium idéal pour un talent polymorphe et expérimentateur comme celui de Charles Laughton -à condition qu’il puisse le réinventer, le « rafraîchir », comme Welles l’avait fait avant lui ». L’autre grand mérite du producteur sera de laisser les coudées franches au réalisateur débutant, qui affirme dans sa note d’intention: « Quand j’ai découvert le cinéma, les gens étaient assis droits comme des i. Aujourd’hui, ils s’affalent en mangeant des bonbons et du popcorn. Je veux que mon film les fasse se redresser. » Résultat atteint au-delà de toute espérance sans doute, La nuit du chasseur opérant, sur le spectateur, à la manière d’un envoûtement. L’histoire en est saisissante, il est vrai. Située dans l’Amérique de la Grande Dépression, c’est celle d’un faux prêcheur mais vrai psychopathe, Harry Powell (Mitchum) qui, incarcéré pour vol de voiture, va apprendre de Ben Harper, un co-détenu condamné à mort après un hold-up sanglant, l’existence d’un butin caché. Et qui, une fois libéré, n’aura de cesse de mettre la main sur le magot, séduisant la veuve Harper (Shelley Winters) avant de terroriser ses deux enfants, dépositaires du secret paternel. Lesquels réussissent à s’enfuir sur la rivière Ohio, l’histoire (et le film) basculant alors dans un univers fantasmagorique, non sans rejouer l’éternel combat du Bien et du Mal.

Si Grubb fut associé de fort près à la production -en témoignent ses échanges avec Laughton, et les nombreux croquis, gages d’authenticité, qu’il lui adressa, dont certains inspirèrent directement des scènes d’un film inscrit dans l’Americana-, c’est toutefois James Agee qui écrira le scénario du film -monumental, mais ramené par le réalisateur à des proportions plus acceptables. Une des qualités incontestables de Laughton allait, du reste, résider dans sa capacité à savoir s’entourer. Son caractère unique, The Night of the Hunter le devra ainsi également à la photographie en noir et blanc de Stanley Cortez, opérateur rencontré sur The Man of the Eiffel Tower, et dont le génie hante ici la pellicule (après avoir illuminé celle de The Magnificent Ambersons d’Orson Welles) -Cortez dira d’ailleurs des deux artistes hors normes qu’ils étaient les seuls avec qui il ait travaillé « comprenant la lumière ». Autre pièce fondamentale du puzzle, le compositeur Walter Schumann, vieille connaissance de Laughton lui aussi, et qui assistera quotidiennement au tournage, avec pour résultat la mémorable partition que l’on sait. Enfin, last but not least, la distribution réunit, dans les rôles principaux, outre Robert Mitchum (Gary Cooper et Laurence Olivier furent un temps pressentis) et Shelley Winters, Lillian Gish, manière limpide de souligner la filiation revendiquée avec Griffith, dont elle fut l’actrice emblématique.

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Tous les témoignages concordent pour dire que le tournage, entamé le 15 août 1954 dans les anciens studios Pathé de Culver City, se révéla fort harmonieux. Les rushes assemblés par Bob Gitt permettent d’entendre Laughton à l’oeuvre, conseillant ses acteurs à même les prises. Shelley Winters rapporte, dans l’essai consacré au film par Charles Tatum (2) que « la méthode de Laughton consistait à nous diriger différemment -et séparément! Il était lui-même acteur, et un directeur d’acteurs à la fois exigeant et attentionné. Mais il n’aimait pas les répétitions. Il préférait le système des discussions préalables. Généralement, on ne répétait qu’une fois ou deux. « Répétez devant la caméra », disait-il. A l’époque, on pouvait se le permettre. La pellicule était ce qui coûtait le moins cher. » Non, pour autant, que l’entreprise n’ait été qu’un long fleuve tranquille, fût-ce l’Ohio -sur lequel la seconde équipe fut d’ailleurs la seule à se rendre, au grand dam, paraît-il de Robert Mitchum, qui aurait voulu tourner en extérieur. Un Mitchum qui sut par ailleurs passer outre ses divergences avec Laughton sur son interprétation du personnage du prêcheur: « Laughton a eu beau essayer de minimiser le côté horrible du film, il était toujours présent, racontera-t-il, des années plus tard, en 1982, à l’émission Cinéma, Cinémas. A cause des hiboux, et le reste… Il était toujours présent, et je voulais jouer juste là-dessus, mais il a refusé, de peur que les mamans enferment leurs gosses. » En la matière, tout est question d’appréciation, et le Powell de Mitchum est objectivement terrifiant, même si plus fantasque sans doute que ne l’imaginait l’acteur. Lequel y alla, par ailleurs, de quelques frasques dont il avait le secret. Une anecdote célèbre veut ainsi que, un jour qu’il s’était présenté trop éméché pour tourner, Bob le terrible se soit soulagé sur (sinon dans) la Cadillac de Gregory qui l’invitait à rentrer chez lui dégriser. On ne se refait pas. Mais soit, le génie de Laughton résida aussi dans sa capacité à gérer un équipage aussi disparate, à l’image de l’étonnant bric-à-brac qu’évoque parfois le film. Tatum parle, à bon droit, « d’une expérience relevant de l’alchimie ». Quant à Garnier, il constate justement que « pris dans sa totalité, le film fonctionne. C’est une grande prouesse et un miracle à voir et à revoir: un amateur qui parvient à amener sa vision sur l’écran grâce à un groupe de vieux professionnels -même si certains mouvements de grue de Cortez apparaissent bien agités. Laughton est donc ce jongleur qui parvient à maintenir tous les éléments en l’air, comme des balles. Et ces éléments ne sont rien moins que bigarrés. » Que semblable film ait pu dérouter lors de sa sortie n’est, à vrai dire, qu’une demi-surprise.

Un million de dollars de crottin

Jim Jarmusch, qui avait travaillé avec l’acteur sur Dead Man, a raconté aux Cahiers du cinéma que Robert Mitchum lui avait dit un jour, contemplant l’horizon d’un air stoïque: « Il y a bien des années, j’avais réussi, grâce au cinéma, à mettre de côté un million de dollars -ce qui faisait beaucoup d’argent pour l’époque- que j’ai intégralement investi dans un élevage de chevaux. Aujourd’hui, quand j’y retourne, je regarde cette ferme et je réalise que toute ma carrière d’acteur peut se résumer à un million de dollars de crottin. » Peut-être The Night of the Hunter échappait-il à la causticité du jugement du comédien, qui ne manquait pas d’assurer que Charles Laughton était le meilleur réalisateur avec qui il ait jamais tourné -pas un mince compliment, si l’on se souvient que Mitchum collabora notamment avec William Wellman, Vincente Minnelli, Raoul Walsh, Nicholas Ray, John Huston, Josef von Sternberg, Otto Preminger ou autre Jacques Tourneur. De tous les personnages qu’incarna Mitchum, Harry Powell restera celui à l’aura la plus pénétrante, même si certes pas le plus représentatif du style, tout en (fausse) nonchalance, du champion de l’underplaying…

« Leaning, leaning, leaning on the everlasting arms… »

(1) LA NUIT DU CHASSEUR, COFFRET BLU-RAY/DVD, ÉDITÉ PAR WILD SIDE.

(2) LA NUIT DU CHASSEUR, PAR CHARLES TATUM, JR, ÉDITIONS YELLOW NOW, 1988.

* THE NIGHT OF THE HUNTER, LE 20/08 À 19H À LA CINEMATEK, RUE BARON HORTA, 9, 1000 BRUXELLES.

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