Laurent Raphaël

L’édito: Un fauteuil pour deux

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Comme le vaudou, le 7e art a ses objets fétiches. L’été dernier, nous consacrions d’ailleurs une série à ces totems qui trônent en bonne place sur l’autel cinématographique.

Comme le téléphone (de Ascenseur pour l’échafaud à OSS 117), les lunettes (de L’Inconnu du Nord-Express à Las Vegas Parano), la douche (de Psychose à American Beauty) ou les portes (du Magicien d’Oz à Monstres & Cie). Tantôt détournés de leur usage initial -dans un film un marteau sert rarement à enfoncer des clous…- tantôt utilisés pour chatouiller l’imagination -on ne sait jamais ce qui se cache derrière une porte fermée-, ces gimmicks narratifs sont aux images ce que les expressions sont à la langue: un lubrifiant à prendre au premier ou au 25e degré selon le contexte et le talent du réalisateur.

À voir les sorties récentes et à venir, il faudra probablement ajouter un élément dans la boîte à outils: la chaise roulante. Deux films que tout oppose en font en effet la pièce maîtresse de leurs scénarios. À commencer par la comédie sentimentale de et avec Franck Dubosc, Tout le monde debout, dans laquelle le gendre idéal de la France d’en bas se glisse dans la peau d’un séducteur blasé prêt à tout, y compris se faire passer pour un handicapé, pour faire fondre le coeur d’une canon. Sur l’air de l’arroseur arrosé, son personnage de blaireau se retrouve coincé quand sa proie le branche sur sa soeur, une vraie infirme pour le coup, incarnée par Alexandra Lamy. Le début des ennuis, des gags estampillés TF1, du politiquement correct et des bons sentiments.

Dans un registre radicalement différent, le nouveau Gus Van Sant, Don’t Worry, He Won’t Get Far on Foot (lire nos interviews de Gus Van Sant et Joaquin Phoenix), condamne un homme à la chaise électrique -pas celle qui envoie ad patres, l’autre- suite à un accident de la route sous l’emprise de l’alcool pour aborder le thème du handicap bien sûr, qu’il avait déjà exploré dans My Own Private Idaho avec son mémorable personnage de narcoleptique, mais surtout pour illustrer la métamorphose d’un défoncé ordinaire -en l’occurrence Joaquin Phoenix, qui renaît ici littéralement de ses cendres- réussissant, avec trois quarts de son corps HS et l’aide d’un mentor, à donner un sens à sa vie, ce dont il avait été incapable quand il était en pleine possession de ses moyens.

Qu’il soit debout ou assis, un u0026#xEA;tre humain reste un u0026#xEA;tre humain. Avec ses petitesses et ses grandeurs.

On retrouve ici l’idée, également présente avec les autres objets du culte prisés des cinéastes, que l’ustensile représenté dépasse sa fonction première. Comme dans Né un 4 juillet d’Oliver Stone avec son vétéran énervé et infirme, comme dans De rouille et d’os de Jacques Audiard avec sa dresseuse d’orques amputée des jambes et, croit-elle, de sa dignité, comme dans My Left Foot avec son artiste immobile, le fauteuil roulant est bien plus qu’un fauteuil roulant. C’est un puissant ressort dramatique et un acteur à part entière du film. Il matérialise au premier abord la frontière entre deux mondes, celui des gens « normaux » et des marginaux, des gagnants et des perdants, en même temps qu’il rend visible les failles internes et qu’il cristallise les peurs de toutes sortes. En laissant le siège infuser dans le récit comme le thé dans la tasse, cet artifice impose peu à peu à ceux qui gravitent autour, qu’ils soient dedans ou dehors, un changement de regard. Sur l’autre en face et par ricochet sur eux-mêmes. Une recette qui a fait le succès phénoménal de Intouchables du duo Eric Toledano-Olivier Nakache. À travers cet objet de médiation qui relie le riche tétraplégique à son aide de camp banlieusard -l’un pousse l’autre-, les deux compères apprennent à voir plus loin que le bout des accoudoirs d’abord, à dépasser leurs préjugés respectifs ensuite. Le fauteuil est une interface, un révélateur, une mise à l’épreuve.

S’il y a une morale dans ces films, ce serait celle-là: le plus humain, le plus entier, voire le plus doué n’est pas toujours celui qu’on croit. Ni le plus pourri ou le plus paralysé. Qu’il soit debout ou assis, un être humain reste un être humain. Avec ses petitesses et ses grandeurs.

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