Laurent Raphaël

L’édito: Slow motion

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Ce qui frappe quand on regarde un « vieux » film, ce n’est pas tant le look ringard des acteurs ni le design du mobilier (qui a d’ailleurs souvent retrouvé sa place dans les salons) que l’omniprésence de la cigarette (dans les trains, dans les avions, au tribunal…) et surtout l’absence de smartphones, cette tour de contrôle ambulante qui a aboli la notion de distance et passé au mixer celle de temps.

Prenez n’importe quel film d’avant les années 90, que ce soit chez Georges Lautner (Mort d’un pourri par exemple avec un Delon qui cavale d’une cabine à l’autre pour prévenir ses ami(e)s du danger qui les guette) ou chez Hitchcock (au hasard, enfin pas tout à fait, Le Crime était presque parfait, qui s’ouvre sur une scène de meurtre chorégraphiée autour d’un coup de téléphone), l’intrigue repose en grande partie sur le biniou, dont l’immobilisme impose son rythme aux acteurs et au scénario.

Depuis que chacun trimballe dans le fond de sa poche ou de son sac à main un couteau suisse numérique, tout est devenu instantané, simultané, à l’image d’une époque (attention, tarte à la crème) qui a vendu son âme au Dieu de la vitesse. Ceux qui comme moi ont parfois le vertige ou la nausée devant ce tourbillon d’informations en viennent à rêver d’un gros coup de frein avant de finir dans le mur comme le prototype du surhomme actuel, Kanye West, dont on a appris qu’il quittait les réseaux sociaux Facebook et Twitter -et ses lucratifs 27 millions d’abonnés- après son gros pétage de câble en plein concert à Los Angeles en novembre dernier, épisode qualifié de « psychotique » qui l’a conduit tout droit à l’hôpital, section repos total. Un black-out digital logique pour celui dont la santé mentale a sans doute été grignotée par un usage abusif des gadgets technologiques, qui nous dominent plus qu’on ne les domine. La preuve: avec les systèmes d’archivage automatique, nous n’avons plus la liberté de faire le mort comme on disait avant. Celui qui cherche à vous joindre sait que vous êtes au courant. Et s’il s’agit d’un responsable, d’un collaborateur ou d’un client, la pression sociale et la culpabilité vous obligent à réagir, quelle que soit l’heure. Nous pensons être libres mais nous ne le sommes pas vraiment.

La campagne pru0026#xE9;sidentielle franu0026#xE7;aise, comme sa version amu0026#xE9;ricaine avant elle, a montru0026#xE9; l’urgence de ralentir le tempo, mu0026#xEA;me artificiellement, mu0026#xEA;me par la force.

La campagne présidentielle française, comme sa version américaine avant elle, a aussi montré l’urgence de ralentir le tempo, même artificiellement, même par la force. Histoire par exemple d’obliger les internautes à prendre le temps de la réflexion avant de balancer des âneries qu’ils regretteront ou pas, mais qui en tout cas leur colleront à perpète à la peau numérique et surtout participeront à la montée de cette violence verbale et physique qui infuse et gangrène la société. Le « toujours plus vite » n’est pas naturellement un bienfait. Sous couvert d’aller dans le sens de l’Histoire et du commerce, on lui tend les bras sans réfléchir. Avant d’en être esclave et de ne plus pouvoir s’en défaire. Mais de même que nos ancêtres ont prévu des mécanismes de correction pour redistribuer les richesses produites par tous mais qui ne bénéficiaient qu’à quelques-uns, est-il absurde d’imaginer des écluses temporelles pour forcer nos cerveaux assaillis de toutes parts à se poser deux secondes et à renouer avec les sensations du temps long?

On est tellement conditionnés aujourd’hui à enchaîner les haies que quand un serveur patine et rechigne à ouvrir une page ou à envoyer un mail, on est prêt à arracher chaque dent du clavier. La hiérarchie des priorités s’est égarée dans le tumulte. Bombardés en permanence, nous n’arrivons plus à séparer le bon grain de l’ivraie. D’où la prolifération des fake news, qui sont comme les moisissures foisonnant sur les châssis d’un système mal ventilé.

Dans les films de l’époque, le monde n’était pas plus rose. Mais en tout cas les gens avaient l’air moins à cran. Au volant on écoutait de la musique, au bistrot on refaisait le monde, et quand on cherchait un téléphone pour dire ses quatre vérités à son correspondant, on avait le temps de se raviser en chemin. Il faut apprendre à dompter la puissance de feu du Net, la brider, la réhumaniser ou encore -osons le mot- la réenchanter. Puisque même ces râleurs consanguins de Français ont donné au monde une leçon d’optimisme et d’ouverture en votant Macron, tout n’est pas perdu. Je vous laisse, j’ai des télégrammes à envoyer d’urgence…

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content