Paterson tout-puissant

Profitons-en tant que la feuille de route de 2017 est encore plus ou moins vierge, et notre quota de vertu pas encore trop entamé, pour prendre des résolutions qui en jettent. Laissons pour une fois de côté le catalogue des promesses usées jusqu’à la corde, genre arrêter de fumer, boire moins d’alcool, faire du sport, etc. Cette année, on vise plus haut, beaucoup plus haut: sauver nos âmes en lançant une nouvelle religion! Attention, pas une de ces doctrines rugueuses pleines d’interdits, dominées par un Dieu assoiffé de sang et d’absolu -ce créneau-là est déjà saturé-, mais bien une religion sans Créateur, sans prêche, sans dogme, sans arrogance, sans idolâtrie, sans certitudes, sans réponses, sans falbala.

La Bible de cette « Église » ne serait pas un livre mais un film manifeste, en l’occurrence le Paterson de Jim Jarmusch. On a déjà dit à sa sortie tout le bien qu’on en pensait mais son message allégorique nous est apparu avec netteté au détour d’un rêve en forme de déambulation dans une ville déserte traversée par un bus semant des poèmes sur son passage. Si le terme n’avait pas été kidnappé par les ayatollahs de la foi, on pourrait parler d’illumination.

Paterson donc, comme l’ex-fleuron industriel du New Jersey où se déroule l'(in)action, et comme le patronyme du héros de cette caresse cinématographique et Messie de notre nouvel eldorado spirituel. Un Christ sans barbe, sans épines et sans croix, nettement plus passe-partout dans son uniforme de conducteur de bus qu’il conduit comme il pilote sa vie: avec souplesse et bienveillance, attentif aux bribes de conversations et aux coïncidences étranges que le hasard ou le destin place sur notre route. En apparence, un être ordinaire. Si ce n’était cette capacité hors du commun à se satisfaire d’une existence paramétrée. Si ce n’était aussi et surtout cette faculté à faire pousser sur le sol à première vue aride de cette routine des poèmes réinsufflant de la magie et du mystère dans la banalité la plus crasse -une boîte d’allumettes par exemple-, et qu’il s’obstine à ne pas vouloir éditer, malgré l’insistance de sa bien-aimée, personnage aussi extravagant que lui est discret, mais qui joue sa partition dans le grand dessein. Si Paterson est le Sauveur, Laura est son apôtre, en même temps qu’une version plus extravertie de la philosophie prônée par Jarmusch. Chacun à sa manière se réapproprie le monde, y trace à son rythme sa voie -ses motifs ronds pour elle-, loin des fantasmes de réussite, de performance, de vitesse, loin des autoroutes éclairées aux néons flashy de la célébrité, loin aussi du magma numérique -un signe, Paterson n’a pas de téléphone portable…

Comme pour enfoncer ce clou et nous inciter à aller de l’avant dans notre projet d’évangélisation, un autre film à l’affiche la semaine prochaine véhicule en sous-main le même genre de message humaniste. The Happiest Day in the Life of Olli Mäki de Juho Kuosmanen (lire critique page 31) capture dans un noir et blanc granuleux les oscillations émotionnelles d’un boxeur promis à un bel avenir dans la Finlande du début des années 60. À l’instigation de son ambitieux manager, il va affronter le champion américain en titre devant son public. Tout le pays est en ébullition. Pour peu qu’il fasse fondre ses quelques kilos en trop, Olli a toutes ses chances. Mais le modeste boulanger d’une petite ville de province ne supporte pas le cirque médiatique entourant le combat, encore moins quand cette agitation risque de lui coûter sa relation naissante avec une fille sans chichis. À la gloire, à l’argent et au pouvoir, se pourrait-il qu’Olli préfère la volupté discrète des sentiments amoureux? Un contrepied là aussi au discours dominant qui voudrait qu’on se damne pour une place au soleil.

À toujours courir après la performance ou la dernière nouveauté que d’autres nous imposent, on finit par confondre contemplation et ennui, répétition et surplace. Dépossédés de nous-mêmes, on en devient sourds et aveugles à l’indicible, à la beauté qui nous entoure et, plus grave, à nos désirs profonds. C’est ce que nous disent en substance ces deux cinéastes, qui nous invitent à une détox mystique en renouant avec la modestie, en ralentissant le tempo et en captant la poésie des petits riens. Dieu a créé le monde en sept jours. On devrait pouvoir l’adoucir un peu en 365…

PAR Laurent Raphaël

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