Jessica Chastain: « L’habit peut être un outil au service du pouvoir »

Pour incarner des femmes fortes évoluant en terrain miné, Jessica Chastin a le profil de l'emploi. © DR
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Jessica Chastain retrouve John Madden, le réalisateur de The Debt, pour Miss Sloane, un thriller politique où elle campe avec autorité une lobbyiste redoutée du tout Washington D.C., se lançant dans une campagne hasardeuse. Du sur mesure…

Sept ans séparent The Debt et Miss Sloane, les deux films tournés par Jessica Chastain avec John Madden. Sept ans et une éternité, serait-on tenté d’ajouter, la révélation d’alors ayant pris une autre dimension au contact des Terrence Malick, Jeff Nichols, Christopher Nolan, J.C. Chandor, et l’on en oublie. Si elle a démontré pouvoir tout jouer, ou presque -de la fille d’Isabelle Huppert dans The Disapperance of Eleanor Rigby à la commandante de mission spatiale dans The Martian-, la comédienne retrouve ici un emploi familier, celui de la femme forte évoluant, comme la Maya de Zero Dark Thirty, en terrain miné. Encore que ce dernier adopte, pour le coup, les contours plus policés de Washington D.C., avec ses cohortes de lobbyistes. Un milieu dans lequel Miss Sloane évolue comme un poisson dans l’eau, à qui la prolifique Jessica Chastain -on la retrouvera dans quelques semaines dans The Zookeeper’s Wife de Niki Caro aux côtés de l’acteur belge Johan Heldelbergh- apporte autorité et complexité…

Pourquoi avoir voulu montrer les dessous de la politique?

La lecture du scénario de Miss Sloane m’a fascinée, parce que je ne comprenais pas vraiment le fonctionnement interne de la politique, dont j’avais une vision plutôt naïve. Je m’imaginais qu’il appartenait aux électeurs de déterminer la politique. Mais comme 30% des Américains à peine se rendent au bureau de vote, ce sont moins les électeurs que les grosses fortunes qui décident des politiques menées, l’argent finançant les campagnes. Cette révélation m’a fait l’effet d’un choc, parce que je portais jusqu’alors un regard fort innocent sur ces questions.

Comment avez-vous réussi à pénétrer dans l’univers des lobbyistes, ces acteurs de l’ombre?

J’ai commencé par lire Capitol Punishment: The Hard Truth About Washington Corruption from America’s Most Notorious Lobbyist, les mémoires de Jack Abramoff, un lobbyiste roublard qui a fini par échouer en prison. Et je suis allée à D.C., où j’ai rencontré une douzaine de femmes lobbyistes sous couvert du secret, pour qu’elles puissent se confier sans craindre de me voir trahir ce qu’elles me racontaient. Le fait de me rendre sur place s’est révélé utile. J’y ai découvert beaucoup de choses surprenantes. L’idée même de l’omnipotence de l’argent est étrange à mes yeux. Un sénateur se doit d’aller saluer chaque jour ses collecteurs de fonds, et je trouve incroyable qu’un tel degré d’attention y soit consacré plutôt qu’à véritablement gouverner. J’avais aussi une conception erronée de la manière dont j’allais appréhender ce rôle: je pensais me passer de maquillage, et porter toujours les mêmes vêtements. Mais quand j’ai rencontré ces lobbyistes, j’ai constaté qu’elles mettaient du vernis à ongles, et ce genre de choses qui m’ont fait réaliser que je ne comprenais pas leur monde. Leur façon sévère et élégante de s’habiller est, pour elles, le reflet de leur pouvoir.

Vous croyez au « power dressing »?

Ce que nous choisissons de porter dit en tout cas quelque chose de nous à ceux qui nous entourent. Il y a un élément chez Miss Sloane qui la rend intimidante avant même qu’elle ne rentre dans une pièce, alors que le son de ses hauts talons sur le marbre la précède. Et cela participe bien sûr de son jeu, avec ses tenues très fortes, à la fois féminines et presque masculines, et fort agressives. Son énergie la devance. Je parle en connaissance de cause: mon agent à Hollywood a quelque chose de cela, et elle est l’une des meilleures dans le business. L’habit peut être un outil au service du pouvoir.

Comment se fait-il que moins de 10% à peine des lobbyistes soient des femmes?

Parce que D.C. et la politique sont un club pour garçons, raison pour laquelle nous n’avons jamais eu de présidente ou de vice-présidente aux USA. Jusqu’à récemment encore, les femmes américaines n’envisageaient pas l’Administration comme une possibilité, elles n’imaginaient pas pouvoir devenir présidente ou gouverneure. Enfant, je ne pensais pas que des femmes pouvaient exercer ce type de fonctions, n’en ayant jamais vu le faire.

Les électeurs américains ont rejeté la candidature d’une femme expérimentée à la présidence. Le fait qu’elle soit une femme a-t-il joué un rôle à vos yeux?

Il ne fait aucun doute pour moi que cela a joué un rôle dans la couverture médiatique de la campagne. Il y a quelques années, quand Hillary Clinton participait aux primaires démocrates face à Barack Obama, on a beaucoup parlé du racisme. Mais pas du sexisme. Or, pendant ces primaires, les gens lui criaient des choses comme: « Viens plutôt repasser ma chemise. » Ils ne criaient pas des insultes racistes, mais bien sexistes, qui ont été ignorées, parce que, pour une raison ou une autre, nous n’avons pas fait de l’égalité des sexes une priorité aux États-Unis.

« L’habit peut être un outil au service du pouvoir. »© Kerry Hayes

Elizabeth Sloane n’est pas la première forte femme que vous interprétez. Et vous vous gardez soigneusement de l’humaniser…

J’apprécie sa complexité. Elle se comporte de manière épouvantable, tout en étant héroïque. Elle est prête à se sacrifier pour le bien commun, et en un sens, c’est le bois dont l’on fait les héros. Elle fait des choses épouvantables, mais pour de bonnes raisons à ses yeux. Je trouve important de jouer des personnages qui bousculent les attentes relatives à ce qu’une femme devrait supposément être. J’ai grandi en regardant des histoires de femmes évoluant dans une société où elles ne pouvaient être aux commandes, mais devaient s’en tenir à être la jolie mère ou la jolie épouse. Cela me plaît, c’est formidable, mais les femmes peuvent aussi être beaucoup d’autres choses. Quand j’ai lu Miss Sloane, j’ai tout d’abord été stimulée par le fait qu’elle n’avait ni petit ami, ni famille, et qu’elle se comportait comme on autorise les hommes à le faire au cinéma, alors que les femmes, si elles se conduisent de la sorte, sont contraintes de s’excuser ou de se justifier. Il faut qu’il y ait une scène où elles disent: « Quand j’étais enfant, j’ai vécu ceci… Ce qui explique que je sois comme cela. » Elles doivent admettre que quelque chose ne va pas en elles. Mais Elizabeth Sloane, pas.

Vous êtes une véritable workaholic, enchaînant quatre à cinq films par an. Comment faites-vous?

J’en ai tourné quatre l’an dernier, en effet, mais je n’en ferai qu’un cette année. J’aspirais à exercer ce métier depuis tellement longtemps (Jessica Chastain avait la trentaine bien entamée quand le cinéma l’a découverte, NDLR) que je ne l’ai jamais assimilé à du travail. Le danger, dans ce cas, c’est bien sûr d’en faire trop. Je dois donc désormais avoir pour priorité de ne pas travailler, et cela représente un effort considérable, tant je prends de plaisir sur les plateaux de cinéma. Mais l’an dernier, Xavier Dolan puis Aaron Sorkin m’ont demandé de jouer dans leur film, John Madden m’a proposé Miss Sloane et, comme j’aime aussi travailler avec des réalisatrices, j’ai tourné Woman Walks Ahead avec Susanna White. Je considère honnêtement que quatre films, c’est trop, mais je n’aurais pu refuser aucun de ces projets, en raison également de ma responsabilité sociale et de ce que j’essaye de créer dans ce monde. J’ai donc été fort heureuse de faire un film avec une cinéaste, où il y avait en outre des rôles pour des Indiens. Pour un acteur amérindien comme Michael Greyeyes, qui joue Sitting Bull, avoir l’un des rôles principaux dans une production hollywoodienne est une opportunité rare.

Avez-vous toujours eu conscience de cette responsabilité sociale?

Je l’ai toujours intégrée dans ma vie personnelle. Au plan professionnel, j’en ai pleinement pris conscience il y a trois ans lorsque j’ai fait un discours sur la nécessité d’une plus grande diversité dans l’industrie du cinéma à l’occasion des Critics’ Choice Awards. Quelqu’un m’a demandé ce que je faisais concrètement, et j’ai réalisé que quand on travaille dans cette industrie, on est également partie prenante au problème. Il ne suffit pas de croire à la diversité et d’en parler, il faut aussi agir. J’essaye ainsi, même si je n’y arriverai sans doute pas en 2017, ne tournant qu’un film, de travailler chaque année avec une réalisatrice pour contribuer à une plus grande diversité au niveau des metteurs en scène, une profession où les femmes sont très peu représentées aux États-Unis. Tout comme il était vraiment important pour moi de raconter, dans Woman Walks Ahead, l’histoire de Sitting Bull et de son amitié avec Catherine Weldon. Comment trouver un meilleur moment, en effet, pour parler d’un Sioux se battant pour son droit à la terre que le gouvernement n’arrêtait pas de lui retirer en bafouant des traités, soit exactement ce qui est en train de se produire aujourd’hui avec le Dakota Pipeline? J’aime mon travail, et si n’importe lequel de mes films peut aider quelqu’un à aller de l’avant, ou l’inspirer et le convaincre de faire entendre sa voix, c’est ce qui peut arriver de mieux.

Votre activité de productrice avec Freckle Films répond-il à ce sentiment de responsabilité? Ou appréciez-vous également ce que ce travail représente concrètement?

J’y prends du plaisir. J’ai toujours aimé braquer les projecteurs sur les autres. The Disappearance of Eleanor Rigby, le premier film que j’ai produit, consacrait les débuts de Ned Benson, et j’étais vraiment enthousiaste à l’idée de mettre un tel talent en lumière. Comme Johan Heldenbergh aujourd’hui dans The Zookeeper’s Wife. Je l’avais beaucoup aimé dans The Broken Circle Breakdown (le film de Felix van Groeningen qui s’est frayé un chemin jusqu’aux Oscars, NDLR), il n’avait jamais tourné en anglais et un public considérable va pouvoir le découvrir pour la première fois. Je ne produis pas nécessairement des films pour pouvoir y jouer, mais aussi pour créer des opportunités pour d’autres. Je n’ai jamais qu’une demi-douzaine d’années de carrière, mais je suis épuisée, j’ai l’impression d’avoir commencé il y a bien plus longtemps, ayant tourné près de 30 films. À mesure que ma carrière progressait, j’ai décidé, vu l’attention dont je bénéficiais, que je savourerais encore plus si je pouvais l’orienter sur des artistes dont personne ne parle…

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