Jeff Mills au temps du cinéma muet

Jeff Mills © DR
Didier Stiers Journaliste

Figure incontournable de la deuxième vague des pionniers de la techno, Jeff Mills sera à Bozar pour les UFA Film Nights. Rencontre avec un artiste qui fait rimer musique, futur et philosophie.

Avec les années, il a commencé à lui peser, ce pseudo dont il s’est baptisé dans les eighties. The Wizard… Et pourtant, il y a aussi de la magie dans ce que Jeff Mills fait ce soir à Berlin, au beau milieu de la Museumsinsel. Nous sommes le 24 août, sur L’île aux Musées, les UFA Film Nights en sont à leur septième édition et l’Américain joue la musique qu’il a écrite pour accompagner Metropolis. Il connaît bien le chef-d’oeuvre de Fritz Lang: en 2000, il en imaginait déjà une bande-son, intimiste, assez fidèle à la narration d’origine, mais « éditée » pour l’occasion.

Dix-sept ans plus tard, Metropolis est projeté dans sa version restaurée de 2010. Sur scène, à côté de l’écran, dans son costume noir classieux, seul devant ses consoles, Jeff Mills joue une musique complètement différente. Faite aussi de bruits, de textures. Des boucles de plus en plus lancinantes épousent la tension croissante qui s’installe dans certaines scènes. Les élucubrations discoïdes de Giorgio Moroder sont loin, et le Radio Ga Ga de Queen aussi!

« Ce que j’avais écrit en 1999/2000 reflétait aussi l’époque, raconte le magicien de Detroit, quelques heures plus tôt dans un salon cosy de l’Hôtel de Rome. Beaucoup de choses ont changé. Les gens ont changé. Certains n’avaient que deux ou trois ans à l’époque, ajoute-t-il en riant. Nouveau public, donc nouvelle musique? « Je me devais au moins de montrer que nous avions appris quelque chose, sur certains points. Quelques passages sont familiers mais il y en a aussi qui montrent comment nous avons intégré d’autres manières de faire de la musique électronique. »

Qu’il en compose pour accompagner Metropolis, La Femme sur la Lune du même Fritz Lang ou encore Le Voyage dans la Lune de Méliès, l’époque inspire l’artiste tout autant que le contenu du film. « En 1999, j’ai fait des recherches, je me suis demandé à quoi ressemblait le monde à l’époque, quels étaient les événements qui survenaient, j’ai également effectué quelques recherches à son sujet, sur la relation entre Lang et sa femme, qui a co-écrit le film. Tout ceci permet d’avoir une idée du pourquoi de ce film. Pourquoi un film comme celui-là n’a plus été fait depuis? Pourquoi Fritz Lang a-t-il voulu raconter une histoire selon plusieurs points de vue, tout englober? Si on pense à ce qui s’est passé après la sortie du film (1927), quand le réalisateur a quitté l’Allemagne, on se dit qu’il y a là-dedans des éléments qui avaient du sens. Un « cinémix », ce n’est donc pas juste composer de la musique! »

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Ils disent quoi, Superman et les autres?

À Bozar, d’ici quelques jours, Jeff Mills accompagnera la projection de Paris qui dort, réalisé en 1925 par René Clair. The Crazy Ray, dans son titre anglo-saxon… L’Américain s’amuse: « Il y a un peu plus de comédie que dans Metropolis, avec ce savant fou, ce rayon gamma qui arrête le temps! Mais j’ai trouvé ça intéressant, d’abord parce que je passe beaucoup de temps à Paris, et puis parce qu’il fallait traduire en musique l’idée selon laquelle la ville est comme morte, figée. »

Entre films d’époque et cinéma d’aujourd’hui, son choix est vite fait, même s’il a déjà mélangé sa musique aux images de Blade Runner. Et du 2001 de Kubrick, ce qu’il rêve de faire un jour officiellement, mais qui, pour une question de droits, lui semble particulièrement ardu. « J’aime la science-fiction, je vois à peu près tous les films, et donc je peux comparer avec ce qui se faisait avant: 95 % des films actuels sont des westerns futuristes. Vous en avez vu un, vous en avez vu vingt! Même les vieux films des années 50 et 60 avaient des thèmes importants, comme la guerre froide. Ce n’est pas comparable avec ce qui se fait aujourd’hui: je ne vois pas trop ce que les films actuels ont à nous dire. » Mills attend… du neuf! « On a déjà entendu toutes ces histoires! Or, la science-fiction regorge de nouveaux sujets, mais pourquoi n’est-ce pas adapté par Hollywood? Je ne sais pas… » Et de citer Solaris (de Steven Soderbergh), qui pour lui se démarque un peu… « Nous sommes quand même en 2017! Nous devrions être en mesure de nous asseoir dans une salle de cinéma et de regarder des films de science-fiction qui n’ont rien à voir avec les humains. Quelque chose d’incroyable. Pas d’humains, pas de flingues, pas de héros… Mais ça n’existe même pas. »

Il ne lui reste plus qu’à s’y mettre ! Après tout, il s’est lui aussi essayé au cinéma, d’abord en co-produisant Man from Tomorrow, un documentaire sur la techno signé par la Française Jacqueline Caux, puis en réalisant Life to Death and Back, autour de sa résidence de quatre mois dans l’aile des antiquités égyptiennes du musée du Louvre… Il sourit: « Bien sûr, je pourrais me lancer, mais aurais-je le financement de MGM? Je ne pense pas. »

Jeff Mills au temps du cinéma muet
© DR

Avec les années aussi, Jeff Mills, tout pionnier de la techno qu’il est, a voulu éclater le carcan étroit de la simple production musicale. De là à comparer sa génération (la seconde, venue de Detroit) à celle de ces précurseurs de la science-fiction au cinéma, inventeurs d’un nouveau langage, de nouveaux outils, il y a un pas… « Je souhaiterais pouvoir le faire, mais non. Ce serait un rêve, de se réveiller et d’apprendre que nombre de producteurs d’électronique ont décidé d’utiliser la musique pour emmener les gens, leur esprit, d’un endroit à un autre. Et j’ai toujours pensé que ça arriverait, à un certain moment. » Il admet quelques similarités, mais: « Nous sommes plus libres avec la musique que l’étaient les auteurs de science-fiction dans les années 20 et 30. Nombre d’entre eux ne pouvaient révéler leur identité, parce que certains étaient des femmes au foyer, des gens de couleur qui devaient prétendre être blancs, des Juifs, des Italiens… Il nous est accordé bien plus de liberté pour nous exprimer et explorer, mais je pense que ce sont des opportunités que nous n’utilisons pas. Ou pas assez. »

J’ai appris de la science-fiction que parfois, la fiction trouve son chemin et devient de la science.

Sa liberté, à 54 ans, Mills y tient et la met en pratique. Il compose de la musique de film, produit de la techno, est DJ, réalise des performances… « Si vous connaissez votre art suffisamment bien, vous pouvez faire deux, trois, quatre ou cinq choses en même temps, et les gens ne devraient pas vous dénigrer pour autant. Ce sera même le contraire. Mais pourquoi n’est-ce pas le cas? Je n’en sais rien… » S’il fallait résumer sa philosophie: dommage pour ceux qui ne veulent pas ouvrir leur esprit? Être transportés, avec Planets, par exemple, son dernier album/projet/concept en date? « Peut-être que certains ne veulent pas, tout simplement. C’est peut-être plus confortable, plus rassurant de juste donner aux gens ce qu’ils veulent, pas ce que vous pensez qu’ils ont besoin. »

À une époque où la « dance » est partout, où le rap est devenu pour bon nombre la nouvelle pop, on a l’impression que la musique est juste… fonctionnelle. De la « service music« , comme il l’appelle. « Être capable de s’éloigner de ça, sortir des rails, c’est risqué, il y a des conséquences. Voilà pourquoi bon nombre de personnes ne font pas ces albums dingues, autour de choses imaginaires. Mais j’ai appris de la science-fiction que parfois, la fiction trouve son chemin et devient de la science. »

Peut-être aussi, pour en revenir à la musique électronique, sommes-nous un peu trop submergés par l’EDM? Le truc commercial? Qui marche, et qui donc attire… « Je sais qu’il y a des musiques qui ont été faites pour l’apprentissage. Pas celui des enfants mais des adultes. Quand vous avez déjà vécu, vous pouvez vous rendre compte qu’il y a des pans de musique qu’on ressent, dans un premier temps, et qu’on va rationaliser plus tard. Je pense par exemple à certaines compositions de Drexcyia… La première chose que j’ai comprise, c’est écouter quelque chose que vous ne pouvez pas reconnaître. Quand un DJ joue quelque chose où il n’y a pas du tout de musique, juste du « bruit ». »

En fait, sous n’importe laquelle de ses casquettes, c’est un peu ça qu’il a réalisé, The Wizard: décloisonner, ouvrir une fenêtre… « Nous pouvons maintenant ouvrir la fenêtre plus grand, réfléchit-il. Et y lancer plus de choses obscures. Après un temps, vous vous adressez à une génération de gens qui prennent tout ce que vous leur donnez. Ils reconnaîtront que c’est aussi de la musique. Quand ça arrivera, on fera un pas en avant, un pas de géant! »

Classiques musique

Beau retour des UFA Film Nights pour trois soirées magiques à Bozar.

Der Letzte Mann
Der Letzte Mann

La formule est aussi belle que gagnante: offrir au regard un classique du cinéma muet parfaitement restauré, et à l’écoute un accompagnement musical joué en direct. La cinquième édition des UFA Film Nights associe Bertelsmann, Bozar et la Cinematek pour trois soirées potentiellement fabuleuses, autour de films majeurs et presque centenaires signés Friedrich Wilhelm Murnau (Der Letzte Mann – 1924), René Clair (Paris qui dort – 1923) et Buster Keaton (Our Hospitality – 1923). Les sons « live » étant assurés par le Brussels Philharmonic sur une partition originale de Karol Beffa (Murnau), par Jeff Mills (Clair) et le Trio Grande (Keaton). On retiendra que l’orgue spectaculaire de la salle Henry Le Boeuf sera mis spécialement à contribution durant la projection de Der Letzte Mann, le jeudi 21 septembre. En se souvenant qu’à l’époque précédant le parlant, les grands cinémas avaient tous leur orgue sur lequel jouaient -en improvisant, souvent- des accompagnateurs chargés de soutenir l’action et l’émotion affichées à l’écran.

Caméra déchaînée

La sélection opérée par Bertelsmann, la société de production audiovisuelle à la base des UFA Film Nights, est singulièrement variée cette année. Un chef-d’oeuvre du drame social venu d’Allemagne, une perle poétique made in France et un sommet de la comédie burlesque venue des États-Unis se succéderont à Bozar. Le meilleur de trois genres, illustrant la richesse extraordinaire d’une période « muette » où l’art cinématographique fut porté vers des cimes d’inventivité. Der Letzte Mann est même, sur ce plan, une oeuvre particulièrement marquante. Murnau et son directeur de la photographie Karl Freund (futur réalisateur de The Mummy avec Boris Karloff) y développent la technique de la « Entfesselte Kamera », littéralement « caméra déchaînée ». L’engin, allégé, est placé sur un harnais porté par un opérateur, ou sur un support mobile. De quoi permettre des mouvements d’une fluidité inédite (le passage d’une porte-tambour, par exemple), parfois acrobatique (on grimpe des escaliers, on entre par une fenêtre). Murnau use aussi de la caméra subjective, épousant le regard du portier d’hôtel déchu joué par Emil Jannings. Paris qui dort offre des beautés rêveuses à un René Clair imaginant qu’un savant fou a inventé un rayon permettant d’endormir les habitants de la capitale française. Quelques rares « éveillés » déambulent dans la ville déserte, admirablement filmée. Our Hospitality propose pour sa part un crescendo burlesque où un Keaton comme toujours funambule se retrouve au beau milieu d’une querelle entre clans ennemis. Que du grand art, magnifié par les musiques d’artistes que l’urgence du direct saura porter eux aussi vers le meilleur, l’espace de trois soirées magiques.

• UFA Film Nights: les 21, 22 et 23/09 à Bozar, Bruxelles. www.bozar.be

Louis Danvers

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