Isabelle Adjani, au nom du père

L'icône aux cinq César du cinéma français vient d'être honorée, à Marrakech, lors d'une soirée hommage particulièrement émouvante. © RALPH WENIG/H&K
Nicolas Clément
Nicolas Clément Journaliste cinéma

Entre éclipses prolongées et retours fugaces, Isabelle Adjani traverse les années à son rythme propre. Invitée vedette de la 16e édition du Festival international du film de Marrakech, l’actrice a accepté de se pencher avec nous sur un parcours où le cinéma et la vie n’ont cessé de se répondre.

« Mais non monsieur, il ne fait pas mauvais. Il pleut des dirhams, pas de l’eau. » Début décembre, Marrakech, la cité rouge bordée par les cimes mythiques de l’Atlas, aux portes du désert, célébrait donc sous les gouttes l’ouverture de son traditionnel Festival international du film. Quelques jours plus tard, c’est pourtant bien sous un ciel azur éclatant que l’événement se préparait au climax radieux de sa 16e édition: la venue de la trop rare Isabelle Adjani, 61 ans, poupée de cire aux yeux lagon à qui était réservée une soirée hommage en grande pompe où, là aussi, il allait pleuvoir. A chaudes larmes pour le coup. Regard écarquillé comme celui d’un animal surpris par les phares d’une voiture dans la nuit, l’inoubliable interprète de L’Histoire d’Adèle H., de Camille Claudel ou de La Reine Margot« Toutes ces femmes sont encore en moi, toutes ces vies forment une vie », dira-t-elle – apparaît grave, fébrile, « craquant » deux fois en plein discours, ne parvenant jamais tout à fait à se reprendre, semblant littéralement porter tout le malheur du monde sur ses épaules, à l’image de la Carole Matthieu qu’elle incarne dans le téléfilm éponyme récemment proposé par Arte.

Le lendemain, l’actrice, canotier sur la tête tombant sur son visage, accepte de répondre aux questions d’une poignée de journalistes internationaux. Censée durer 45 minutes, la rencontre s’étalera sur plus d’une heure et demie pendant laquelle Adjani, curieuse, volubile, souriante, quasiment blagueuse, éconduira l’une après l’autre les attachées de presse venues sonner la fin des débats (« Non mais je vais continuer, je ne suis pas fatiguée, et puis je n’ai rien d’autre à faire »), évoquant pour nous en toute simplicité son parcours, ses envies, ses racines algériennes et cette figure paternelle avec laquelle elle n’a jamais cessé de vouloir converser, même, et peut-être surtout, après sa disparition. Temps forts.

La figure paternelle tient une place majeure dans les films importants que j’ai faits.

Votre filmographie s’est construite sur des personnages de femmes souvent déchirées…

Benoît Jacquot dit que le cinéma est un art du visage. Et moi, j’aime penser que les grands réalisateurs sont des révélateurs de visage. Alors oui, j’ai souvent incarné un visage féminin qui prend des risques et s’engage, quitte à y perdre la vie. Les personnages auxquels je me suis attachée sont souvent des femmes au destin complexe, douloureux, comme dans les romans de Jane Austen, que j’adore. C’est une façon de parler des femmes qui me touche. Camille Claudel paie le prix de ce que c’est d’être une artiste. La reine Margot est une femme maintenue dans l’empêchement, l’empêchement de vivre son amour, d’arrêter une guerre de religion… Je suis assez sévère, donc il y a très peu de films que j’aime vraiment dans ce que j’ai fait. Mais si je devais déterminer le fil rouge qui les relie, je crois que ce serait la question de la filiation, la relation père-fille. Rétrospectivement, je me suis rendu compte que la figure paternelle, qu’elle soit présente ou non, tenait une place absolument majeure dans les films importants que j’ai pu faire. Pensez à l’ombre écrasante de Victor Hugo dans L’Histoire d’Adèle H. de Truffaut, par exemple.

L'Histoire d'Adèle H., de François Truffaut, film charnière d'une carrière caractérisée par l'exigence.
L’Histoire d’Adèle H., de François Truffaut, film charnière d’une carrière caractérisée par l’exigence.© BELGAIMAGE

Est-ce qu’inconsciemment, vous avez le sentiment que vous établissiez à travers vos films une espèce de dialogue avec votre propre père, que vous cherchiez sa présence, notamment après sa disparition en 1983, l’année de L’Eté meurtrier?

De toute façon, j’ai toujours cherché mon père même quand il était vivant (sourire). La plupart des films que j’ai faits étaient une manière de m’adresser à lui. Comme souvent avec les filles nées de père maghrébin, il y avait quelque chose de vraiment difficile dans notre relation. Mon père n’était pas quelqu’un qui exprimait facilement ses sentiments. Il était d’une grande pudeur, cultivait le secret. Soit tout l’inverse de ce qu’on vous propose lorsque vous devenez actrice, où il s’agit de tout montrer, de tout révéler. Il m’a fallu du temps pour apprendre à communiquer des choses sans avoir l’impression de trahir la loi de mon père. A travers mes rôles, je crois que j’essayais de lui expliquer ça. Il n’avait pas le compliment facile, était très désapprobateur. Il ne comprenait pas la manière dont les actrices expriment leur sensibilité. Pour lui, l’exposition, c’était de l’exhibition pure et donc, quelque part, la trahison des valeurs qu’il m’avait inculquées.

La question des racines algériennes sera au coeur d’un film que vous tournerez prochainement devant la caméra de votre amie Yamina Benguigui…

Oui. L’histoire de trois soeurs confrontées à la proche disparition de leur père algérien. Le film posera la question des différences d’adaptation culturelle qui se manifestent autour du corps du père, de l’algérianité qui les habite, de la façon dont elles l’ont soit refoulée soit, au contraire, utilisée pour s’affirmer en tant que femmes françaises. Là encore, le projet m’intéresse parce que j’y vois la possibilité d’approcher ma vérité de manière plus directe. J’ai été éduquée dans un idéal féminin qui devait forcément passer par des formes de contraintes. Pour moi, faire ce métier, ça a toujours été un peu l’idée de transgresser l’interdiction, de franchir un obstacle pour atteindre une vérité libérée de qui je pouvais être vraiment. Et, croyez-moi, ce n’est pas chose facile quand on a reçu l’éducation que j’ai reçue. Même si ma mère était allemande et qu’elle représentait un peu la contradiction heureuse de cette configuration familiale. Je me suis toujours vécue comme une petite fille déconstruite. L’éclosion du féminin n’est pas simple. Moi, je me vis toujours comme une femme qui reste à libérer.

J’ai horreur qu’on me dise mon âge. Et de m’en souvenir.

Justement, est-ce que le milieu du cinéma, souvent très jeuniste et sexiste, est toujours épanouissant pour une femme?

Alors moi, de toute façon, j’ai décidé de ne pas tenir compte de mon âge. J’ai horreur qu’on me dise mon âge. J’ai horreur qu’on me le rappelle, j’ai horreur de m’en souvenir, pas par coquetterie mais parce que la société travaille à vous le rappeler sans cesse, souvent non pas pour valoriser la maturité, mais au contraire de façon disgracieuse, pour la condamner. D’ailleurs, c’est l’une des grandes armes de la presse à scandale. Mais quand les actrices se plaignent qu’il est difficile de trouver des rôles passé un certain âge, j’ai envie de dire que c’est à nous de nous les créer. C’est pour ça que j’ai produit Carole Matthieu récemment. J’aime l’idée d’aller chercher un livre et de se battre pour s’inventer dans des rôles qui correspondent aux âges qu’on a, mais qu’on n’a pas besoin de nous asséner comme de cinglants rappels à l’ordre. Parce que oui, le milieu du cinéma est misogyne. Beaucoup d’histoires édifiantes remontent d’ailleurs à la surface ces derniers temps. Je pense à David Hamilton, par exemple. Tout ce retour du refoulé qui survient dans la vie de femmes kidnappées au nom de leur beauté, parfois avec la complicité inconsciente de leur mère, et qui n’ont pas pu, pas osé parler, mais qui aujourd’hui ont besoin de révéler la vérité pour pouvoir continuer à vivre. Les récentes révélations concernant la scène de viol avec le beurre dans Le Dernier Tango à Paris m’ont complètement retournée. Comment peut-on faire une chose pareille?

Est-ce que vous avez déjà eu le sentiment d’avoir dû donner trop de vous-même au nom de l’art?

Trop, non. A partir du moment où je sais que je peux revenir à moi par la suite, je suis prête à prendre des risques. Mais c’est vrai qu’il peut y avoir des moments menaçants. En ce sens, un metteur en scène doit aussi servir de rempart, de protection, il joue un rôle thérapeutique, doit vous aider à accoucher de vos émotions mais aussi à vous remettre d’un moment qui peut faire violence à votre équilibre psychique ou au rapport que vous entretenez avec votre corps. J’ai refusé de faire L’Eté meurtrier pendant un an et demi parce qu’il m’était impensable de tourner nue tant que mon père serait vivant. Et puis, j’avais l’impression que mon corps n’était pas beau. A la maison, mon père refusait de placer des miroirs sur pied. Je ne m’étais jamais vue en entier, je me pensais comme un tronc. Je ne pouvais pas dévoiler mon corps complètement, dans la vie avec un homme comme à l’écran. Il y a quelque chose de très phallique dans le cinéma pour une jeune actrice. Quand j’ai finalement accepté de faire le film, mon père était très malade, je savais qu’il était condamné et je me disais qu’il ne devrait jamais voir le film. Il se fait qu’il est parti juste avant sa sortie. Mais je me suis « détraumatisée » avant. Jean Becker, le réalisateur, connaissait mes réticences et m’a proposé de porter une chemise quand j’apparaissais nue. J’ai refusé, je voulais être raccord avec le roman de Sébastien Japrisot, ne pas trahir le personnage. Si j’acceptais, je devais aller jusqu’au bout. Si j’avais enfilé cette chemise, si j’avais été dans la compromission, alors là, oui, je me serais mise en danger. Il fallait que j’assume complètement la transgression.

Pendant un an et demi, elle a refusé de tourner L'Eté meurtrier.
Pendant un an et demi, elle a refusé de tourner L’Eté meurtrier. « Impossible de tourner nue tant que mon père vivait. »© ARCHIVES DU 7E ART/BELGAIMAGE

Vous avez déclaré que jouer, c’était déchaîner les enfers…

Oui, c’est une formule, hein! Mais quand même. Pour moi, l’art, c’est la possibilité de l’altérité, quelque chose qui vous modifie profondément et en même temps qui vous révèle à vous-même. Et je crois que la chose est aussi vraie en tant que spectateur. Quand je vois une pièce de théâtre ou un opéra qui me bouleverse, je suis reconnaissante à vie. Vous êtes différent, c’est-à-dire encore plus vous-même, après une découverte pareille, qui passe par un voyage intérieur. La question aujourd’hui étant : est-ce que les gens sont encore dans un espace-temps, même intérieur, qui leur permet de faire exister autre chose que ce que l’on fait exister pour eux? C’est-à-dire ce qu’on leur impose, pour ne pas dire inflige, de produits à consommer. On est très fort dans le produit préparé, préfabriqué, préconçu.

Vous, à l’inverse, vous avez l’air de fonctionner à votre propre rythme…

Ah oui, ça oui (sourire). C’est vital pour moi de prendre le temps parce que sinon je ne survis pas. Je ne peux pas faire semblant de vivre comme les autres simplement pour correspondre à un schéma sociétal qui l’exige. Ça m’est impossible. Et je pense que s’il y a bien un endroit où je me reconnais artiste, c’est cet endroit-là. Quitte à y perdre des avantages. Quitte à y perdre…

C’est un choix de n’appartenir qu’à soi-même.

Perdre? C’est-à-dire?

Quand vous vous effacez pendant un certain temps, vous perdez des opportunités, des accès, des réseaux… Cette espèce de construction qui consiste à vous faire accélérer tous les processus ascensionnels. Comme s’il fallait toujours monter vers une sorte de pointe de pyramide – et ce, quel que soit votre statut social. Voilà une chose qui m’a toujours donné envie de fuir. C’est mon petit côté anarchiste, j’ai toujours envie de m’évader. Je ne cherche jamais à obtenir quelque chose, je ne suis pas dans une logique d’ambition. Je suis dans un temps que j’essaie le plus possible de conjuguer au présent. J’ai besoin d’être dans la vie telle que je la ressens pour faire exister mes convictions quand j’en ai, mes élans quand ils me viennent, mes possibles en tant qu’actrice également. C’est un choix d’essayer de n’appartenir qu’à soi-même, de ne pas être dans une forme de communication Instagram ou Facebook d’alimentation permanente, avec ceux qui attendent et ceux qui se donnent en pâture. Cette sorte de mythe de Prométhée contemporain où l’on accepte sans cesse de se faire dévorer le foie avant qu’il ne se régénère. Je ne sais pas comment font tous ces gosses pour donner d’eux de la sorte. Ça commence par une connexion et ça finit dans la déconnexion de soi. Je sais que je vais me marginaliser de plus en plus par rapport à tout ça. Pas parce que je suis contre mais parce que j’ai besoin de m’appartenir. Parce que ce n’est pas viable de ne s’appartenir qu’à moitié, ça n’en vaut pas la peine.

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