Interview croisée Spielberg-Jackson: les secrets du Secret

Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Ce lundi soir, La Une diffuse Tintin et le Secret de la Licorne. Il y a deux ans, nous rencontrions Steven Spielberg et Peter Jackson, les 2 maîtres d’oeuvre du passage de Tintin au grand écran. Rencontre passionnée autour du film, l’aboutissement d’une longue aventure.

Steven Spielberg et Peter Jackson
Steven Spielberg et Peter Jackson© Sony Pictures/Vincent Flouret

Paris, par une matinée de juillet. Quelques minutes plus tôt, un échantillon du Secret de la Licorne, première des aventures de Tintin portées à l’écran par le duo Spielberg-Jackson, a été défloré devant un parterre de journalistes européens. De petites poignées de minutes, tout au plus, mais qui suffisent à produire une impression d’ensemble que ne démentira pas la vision, quelques mois plus tard, du film terminé: fidèles à l’esprit si pas toujours à la lettre de l’oeuvre de Hergé, les 2 réalisateurs (Steven Spielberg au titre de metteur en scène, et Peter Jackson au poste de producteur) ont mis dans l’entreprise un enthousiasme et une sincérité manifestes. Ces mêmes qualités qui ressortent d’un entretien en forme de moment privilégié avec 2 auteurs s’entendant comme larrons en foire, à moins qu’il ne s’agisse de Dupondt en goguette…

Vous avez, Steven Spielberg, découvert Tintin assez tard, à l’époque de la sortie des Aventuriers de l’arche perdue. En quoi parlait-il à l’adulte que vous étiez déjà?

Steven Spielberg: Je ne pense pas que Hergé ait écrit les aventures de Tintin en s’adressant exclusivement aux enfants et en excluant les adultes. Je pense qu’il a écrit ces histoires pour toutes les générations, et toutes les composantes démographiques, même s’il n’avait pas ces considérations à l’esprit. Pour moi, ce sont des aventures dans lesquelles il voulait se projeter: il était à la fois le capitaine Haddock, les Dupondt et Tintin, avec sa curiosité tenace. Ces histoires parlent à tout le monde, et pas exclusivement aux enfants. Ce qui m’a frappé, personnellement, en découvrant ses albums, c’est combien il y célébrait le cinéma; cet artiste était un cinéaste.

Peter Jackson: Il y a, dans ses albums, un mélange unique. Hergé a manifestement été influencé par des choses qui nous ont tous imprégnés. Je ne l’ai jamais rencontré, mais je le vois comme quelqu’un qui aimait les films d’aventures hollywoodiens, cela ressort de ses histoires. Et je présume aussi qu’il aimait le slap-stick, Buster Keaton et Charlie Chaplin, parce que cela transpire aussi de ses histoires. En même temps, on trouve chez lui des caractères distinctifs et profondément européens, avec un sens de la satire et de la parodie. On peut y voir quelque chose de politique à un niveau, social à un autre: il y a là un mélange interculturel qui crée quelque chose d’absolument unique.

Comment avez-vous choisi les albums que vous alliez adapter? A-t-il jamais été question de tourner un film au départ d’un sujet original, une nouvelle aventure de Tintin?

SS: Nous avons la permission des Studios Hergé, et de Fanny et Nick Rodwell, de tourner un jour une histoire originale. Pour autant, nous avons préféré nous en tenir aux albums.

PJ: Mais nous avons dû les adapter. Aussi merveilleuses que soient les aventures de Tintin, il n’y a pas un album, ni même une paire d’albums, qui se prête, tel quel, à une transposition au grand écran. Les albums sont plus centrés sur les personnages, la comédie, et les relations entre ces personnages que sur l’intrigue en elle-même. Nous voulions naturellement conserver la facture originelle, mais il nous a aussi fallu, par endroits, étoffer quelque peu l’intrigue. Nous avons choisi de faire du Secret de la Licorne la charpente de l’histoire, parce qu’il s’agit d’un album qui nous plaisait, à Steven et moi, pour différentes raisons. Mais dès le départ, il nous a semblé important que l’on retrouve dans le film le moment où Tintin et Haddock se rencontrent pour la première fois. Nous avons donc emprunté des éléments au Crabe aux pinces d’or, et nous avons cherché une façon organique de les mélanger au Secret de la Licorne.

Vous avez pris certaines libertés avec les albums. Qu’est-ce qui a dicté les changements que vous leur avez apportés?

PJ: C’est de la corde raide; en quelque sorte, cela revient à tenir en équilibre sur une tête d’épingle. Nous tenions à honorer Hergé, mais il nous a fallu développer des scénarios un peu plus détaillés et complexes que ne l’étaient les albums. Un scénario requiert des éléments différents.

SS: Si nous avions filmé littéralement les albums de Tintin, en utilisant chaque case, chaque élément de l’intrigue et chaque intervention des personnages, aucun d’entre eux n’excéderait 30 minutes à l’écran. Chaque album correspondrait à un film de 25 minutes, voire moins.

PJ: Nous n’en avons jamais vraiment parlé, mais notre philosophie était la suivante: nous avons voulu, comme par un tour de magie que permettait la technologie numérique, transformer l’univers qu’avait créé et dessiné Hergé en un monde en tridimensionnel vivant et respirant, au sein duquel on puisse se déplacer. Il y a, par exemple, lorsqu’il pleut, des flaques dans les rues, ou des feuilles qui tombent des arbres, ce qui laisse des feuilles mortes sur le sol: nous avons voulu donner à ces éléments une texture réaliste, qui aille au-delà de ses dessins, tout en restant aussi fidèles que possibles à son univers. Cela, de façon photoréaliste, mais tout en veillant à ne pas altérer les designs iconiques des personnages, ou des véhicules.

Avez-vous jamais envisagé de tourner le film en images réelles?

SS: Oui. Le premier test que nous avons filmé avec Weta, la compagnie de Peter, devait déterminer s’ils pouvaient faire un Milou numérique susceptible d’interagir avec des acteurs. Et Peter m’a d’ailleurs surpris en jouant lui-même le capitaine Haddock: il avait déjà la barbe, il y a ajouté le costume. Il est toutefois apparu rapidement que si l’on voulait rendre hommage au travail de Hergé, il nous faudrait recourir abondamment à des prothèses et des maquillages pour les acteurs jouant les personnages emblématiques. Et cela avait l’inconvénient de faire sortir le spectateur de l’univers qu’avait su installer Hergé en replaçant ses aventures dans le monde réel. La technique de la « performance capture » existait déjà à l’époque, même si elle était encore en pleine évolution. J’ai suggéré à Peter que l’on anime le film. La bonne nouvelle est venue de la sortie d’Avatar, pour lequel les animateurs de Weta ont accompli une percée décisive, en termes de « performance capture ». C’était un pas immense par rapport aux premiers films qui recouraient à cette technique, comme The Polar Express. Avatar a, en quelque sorte, pavé la route pour Tintin.

Dans quelle mesure les Studios Hergé ont-ils été impliqués dans la fabrication du film?

SS: Nick Rodwell et Fanny ont été impliqués dès le début: ils ont lu les scénarios, nous ont donné des indications, comme ils étaient en droit de le faire, ils ont également approuvé le travail artistique. Nous avons créé des maquettes des personnages à partir de moules, et les leur avons montrées -ils savaient à quoi ressemblerait Haddock, ils suivaient l’évolution de Tintin, et pouvaient s’assurer de la conformité avec l’oeuvre de Hergé.

PJ: Ils nous ont aussi soutenus pendant la production. Il fallait dessiner le film comme on le ferait d’un film normal, la différence étant que l’on ne peut pas recourir à des accessoires, tout doit être construit numériquement. Les Studios Hergé ont invité les décorateurs de Weta à Bruxelles, et ils leur ont ouvert les archives originales de Hergé. Il s’appuyait sur de larges archives faites notamment de coupures de magazines, du National Geographic…, le tout extrêmement bien répertorié. Tout, dans ses albums, est basé sur des choses réelles. Il y a, par exemple, dans Le crabe aux pinces d’or cet avion jaune absolument iconique, dont j’ai toujours cru qu’il avait été inventé par Hergé. En compulsant ses dossiers, nous avons découvert qu’il s’agissait en fait d’un Bellanca Pacemaker. Nous avons ainsi pu remonter à ses sources d’inspiration, et proposer un développement plus photoréaliste de son monde que ne le permettaient les dessins.

Votre collaboration est-elle comparable à une relation habituelle entre un producteur et un réalisateur?

SS: C’est une collaboration comme je n’en ai jamais connue dans ma carrière. Pour la première fois, j’ai ouvert ce qui reste, en général, un système extrêmement étanche. J’apprécie, au stade de la préproduction et de la postproduction, de collaborer avec mes scénaristes et mes producteurs, mais une fois que je réalise, c’est mon show, et je ne collabore avec personne si ce n’est avec les acteurs. Et là, pour la toute première fois, j’ai travaillé épaule contre épaule avec un autre réalisateur. Peter était à mes côtés chaque jour: physiquement pendant la première semaine, et par caméra, depuis la Nouvelle-Zélande, pendant les 28 jours suivants, alors que nous filmions la « performance capture » de 8 à 18 h, heure de Los Angeles, ce qui le forçait à se lever aux aurores…

Qu’est-ce qui a nourri votre relation et votre amitié?

SS: Je pense que nous envisageons le cinéma de la même manière, nos films favoris sont les mêmes. J’ai senti qui était Peter lorsque mon protégé, Robert Zemeckis, a produit The Frighteners. J’ai pu voir les premiers montages du film, avant même de rencontrer Peter, et j’ai apprécié ce point de vue où l’on créait les fantômes les plus effrayants jamais vus, que l’on juxtaposait avec des scènes fort drôles entre Michael J. Fox et les autres acteurs. La comédie fusionnait avec un facteur peur, et c’est quelque chose que j’ai toujours aimé dans les films, mais que très peu de gens savent comment faire. J’ai donc eu le sentiment d’avoir un très bon ami, avant même d’avoir rencontré Peter en personne. Quand j’ai vu The Frighteners, je sentais que nous allions faire connaissance, et même que nous allions travailler un jour ensemble, parce que ce film partageait beaucoup de sensibilités avec un certain nombre des miens.

PJ: Nous n’avons pas de grande communauté de cinéma en Nouvelle-Zélande, le premier long métrage a dû y être tourné quand j’avais 17 ou 18 ans, à la fin des années 70. Pour ma part, j’ai grandi avec le désir de devenir cinéaste, et je me sentais donc fort seul, à faire mes petits films en super 8. On est porté par un désir, et moi, ce qui me conduit, c’est l’enthousiasme que je ressens à la perspective de faire un film que j’ai envie de voir, qu’il découle d’une idée originale ou d’un roman. On est à ce point gagné par ce sentiment qu’on se lance dans le processus, quitte à y consacrer des années. Quand j’ai rencontré Steven, et que je l’ai vu à l’oeuvre sur un plateau, j’ai réalisé que nous partagions cette même passion. Bien sûr, ma relation avec lui est un peu étrange: à partir de 13 ans, alors que j’habitais à proximité de la plage, et que j’aimais aller nager, mes étés ont été gâchés par Jaws, qui a eu le même effet sur moi que sur tant de gens (rires). Sinon, je pensais qu’avec son expérience, et la somme de ce qu’il avait déjà fait, Steven allait arriver sur le plateau, et dire: « OK, on va faire comme ceci, et comme cela », qu’il y aurait là un processus perfectionné avec les années. Et ce qui m’a étonné, c’est qu’il pénètre sur un plateau de cinéma comme si c’était la première fois, dégageant un sentiment d’excitation en même temps que celui d’avoir envie de se trouver en cet endroit précis plus que n’importe où au monde. Et, honnêtement, c’est quelque chose de fort inspirant à observer.

Savez-vous déjà quels albums vous adapterez ensuite?

SS: La suite dépendra du public. Si le public en veut plus, et que sa réponse à ce film-ci le justifie, Peter mettra en scène le film suivant, et je le produirai. Nous savons sur quels albums il serait basé, mais il serait prématuré de le révéler.

PJ: Je l’espère, sincèrement. Les gens ont toujours parlé de 3 films, mais je ne sais pas d’où cela peut bien provenir. Nous avons les droits pour en tourner autant que nous le souhaitons. Donc, tant que les gens ont envie d’en voir, nous continuerons à en faire: il y a là une manne d’albums magnifiques, avec de formidables histoires. Pour ma part, et même si mon préféré est L’île noire, j’ai toujours été passionné par ceux qui se déroulent dans les Balkans, dans ces curieux Etats fictifs. Je brûle d’envie de les adapter…

Entretien Jean-François Pluijgers, à Paris

Les Aventures de Tintin: Le Secret de la Licorne, ce lundi 23 décembre à 20h20 sur La Une.

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