Frères Coen: « On n’a pas eu l’opportunité de nous vendre prématurément »

Joel et Ethan Coen © DR
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Avec Inside Llewyn Davis, Joel et Ethan Coen signent un bijou de film musical, un hommage au folk doublé du portrait d’un loser patenté. Et la démonstration, feutrée mais éclatante, que 30 ans après leurs débuts, l’inspiration ne semble pas prête de leur faire défaut…

Rencontrer les frères Coen est une perspective réjouissante, mais incertaine, entre une tendance naturelle au laconisme, et une complicité les entraînant parfois dans des échanges nourris sans modération de ce même humour absurde qui tapisse généreusement leurs films, jusqu’à quelque peu noyer le propos. Une fois n’est pas l’autre, cependant, et le duo que l’on retrouve, par une matinée d’octobre, dans un hôtel londonien, se révèle d’humeur particulièrement loquace; le fait que Inside Llewyn Davis (lire la critique) soit, à l’instar de A Serious Man, un film visiblement tout personnel n’y est sans doute pas étranger, dont ils commencent par vous expliquer l’avoir tourné en réaction à leur opus précédent pour ainsi dire, suivant une méthode désormais éprouvée. « Un film prend un an et parfois deux à faire, commence Joel. Et pendant tout ce temps, on est immergés dans un univers particulier, un ton, une humeur, mais aussi une façon de procéder spécifique à chaque film. Si bien qu’au moment de passer au suivant, on n’a qu’un désir: secouer le tout, et faire quelque chose de totalement différent. C’est une démarche stimulante, qui préserve la fraîcheur et l’intérêt. Et donc, peut-être ce film-ci s’est-il fait en réaction à True Grit: l’époque n’est pas la même, il y a beaucoup de musique live dans le film, le ton est fort différent, de même que les défis qui se sont présentés à nous en termes de production. Et puis, on n’avait plus affaire à des chevaux, même si des chats se sont retrouvés impliqués, ce qui était sans doute une erreur… » (rires)

L’affichage de ce contenu a été bloqué pour respecter vos choix en matière de cookies. Cliquez ici pour régler vos préférences en matière de cookies et afficher le contenu.
Vous pouvez modifier vos choix à tout moment en cliquant sur « Paramètres des cookies » en bas du site.

De la musique avant toute chose

Le chat en question s’appelle Ulysse, et semble n’avoir d’autre fonction que de faire tourner en bourrique le protagoniste central de l’histoire, Llewyn Davis, chanteur et guitariste évoluant à Greenwich Village, New York, au début des années 60, un individu ayant la mouise collée aux basques. A tel point, d’ailleurs, que son parcours aurait tout autant pu s’intituler une galère sans fin, comme le jour mis en scène en son temps par Harold Ramis. Pour composer le personnage au coeur de ce faux biopic, les frères Coen se sont très librement inspirés de l’histoire de Dave Van Ronk, musicien folk ayant consigné ses mémoires dans The Mayor of MacDougal Street, le livre ayant servi de socle au film. Lequel offre son lot de références, limpides ou discrètes, renvoyant à des personnalités plus ou moins obscures, puisqu’elles couvrent un spectre allant de Peter, Paul and Mary à Phil Ochs, en passant par Paul Clayton ou encore Dr. John et Doc Pomus, dont le personnage interprété par John Goodman est une sorte de condensé. « L’idée n’est pas pour autant que les spectateurs établissent nécessairement des connexions, souligne Ethan. Nos personnages sont inventés, même s’ils sont notamment nourris d’emprunts à des personnes ayant existé. Ainsi de Llewyn Davis par rapport à Dave Van Ronk. »

Inside Llewyn Davis - John Goodman
Inside Llewyn Davis – John Goodman© DR

A travers son destin, c’est aussi un hommage vibrant à la scène musicale de l’époque que livrent les frères Coen, laquelle faisait partie de leur paysage. « Gamins, nous écoutions surtout du rock’n’roll, et les morceaux qui figuraient au top 40, mais aussi un peu de folk, poursuit Ethan. Et puis, via Bob Dylan, qui passait beaucoup à la radio et que nous aimions, nous avons découvert les artistes que l’on entend dans le film. » Joel Coen évoque pour sa part une musique en prise directe sur le pur Americana, et voisine, en ce sens, des chansons choisies, en son temps, pour O’Brother, Where Art Thou?, qu’ils tournaient il y a près de quinze ans, maintenant. Comme pour celui-là (mais aussi The Big Lebowski et The Ladykillers), les Brothers ont fait appel à T-Bone Burnett en qualité de producteur musical: « Nous sommes de vieux amis, qui avons bâti une relation sur la durée. Chaque fois qu’il y a de la musique live sur nos tournages, en particulier lorsqu’il s’agit de chansons appartenant au patrimoine musical américain, il est à nos yeux le producteur le plus indiqué, observe Joel. Nous choisissons les chansons avec T-Bone, et il travaille ensuite avec les musiciens, qu’ils soient amateurs, à savoir les acteurs qui jouent dans le film, ou qu’il s’agisse de professionnels, engagés pour contribuer aux arrangements. Et puis, même si on utilise les enregistrements live faits sur le plateau, on commence par une semaine de préenregistrements avec lui, qui incluent toutes les chansons du film: il s’agit en quelque sorte de répétitions, où l’on décide de la façon dont un titre sera adapté en définitive. »

Inside Llewyn Davis - Oscar Isaac et Justin Timberlake
Inside Llewyn Davis – Oscar Isaac et Justin Timberlake© DR

Si l’on ne s’étonnera guère d’entendre Justin Timberlake interpréter plusieurs morceaux à l’écran, la prestation d’Oscar Isaac dans le rôle-titre du film est, pour sa part, proprement soufflante. Avoir un acteur qui soit également un musicien accompli était en effet une condition sine qua non pour les réalisateurs, qui tenaient à respecter l’intégr(al)ité des chansons, non coupées afin de laisser leur impact opérer à plein sur les spectateurs. Une volonté affirmée d’emblée, le film s’ouvrant sur Isaac dans une incarnation, particulièrement poignante, du traditionnel Hang Me, Oh Hang Me, avant que diverses pépites ne viennent rythmer le propos. Mais un cap qui a aussi, de leur propre aveu, failli se transformer en impasse. « A partir du moment où l’histoire parlait d’un chanteur-guitariste, et que nous voulions qu’il puisse jouer réellement d’un instrument, nous avons eu l’idée malencontreuse de vouloir engager un musicien, se souvient Ethan. Nous en avons auditionné de nombreux, impressionnants lorsqu’ils interprétaient les chansons, mais tout se dégonflait dès qu’il s’agissait de passer aux scènes. Nous avons alors compris qu’il nous fallait un acteur qui soit également musicien, et c’est là qu’Oscar s’est présenté. Il était clairement la bonne personne pour le rôle: son parcours musical n’était pas celui de quelqu’un qui empoigne une guitare à l’occasion, mais bien celui d’un musicien. » « Lorsque nous avons envoyé à T-Bone la première prise qu’avait faite Oscar d’une des chansons, sa réaction a été de nous dire: « Ce type est meilleur musicien que beaucoup de musiciens de studio avec qui j’ai travaillé »« , renchérit Joel.

La chance, et le reste…

Regarder et écouter Isaac permet de s’en convaincre rapidement, tant l’acteur, vu auparavant dans Drive et Body of Lies notamment, se révèle bluffant. A sa suite, le film instruit, quoique de manière fort drôle et enlevée, une réflexion sur l’intégrité artistique et son prix -musicien talentueux mais sourcilleux, Llewyn Davis paye au prix fort son intransigeance sur la question. La tentation est dès lors grande d’interroger les frangins sur leur parcours, eux qui, depuis 30 ans, ont maintenu une ligne exemplaire où, si l’on peut à l’occasion parler de compromis, on serait bien en peine par contre de relever la moindre compromission. « Nous avons eu de la chance, entament-ils en choeur, avant qu’Ethan n’argumente plus avant. Nous avons été vernis: nous aurions été heureux de nous vendre si quelqu’un nous avait proposé beaucoup d’argent à nos débuts. Mais il se trouve que personne ne l’a fait, pas plus que quelqu’un ne vient proposer un pont d’or à Llewyn. Nous avons donc préservé une forme d’intégrité parce que nous n’avons pas eu l’opportunité de nous vendre prématurément. Mais ce n’était pas une position de principe… » (rires)

Inside Llewyn Davis - Oscar Isaac
Inside Llewyn Davis – Oscar Isaac© DR

Voire, toutefois: inscrite au sein même de l’industrie américaine, qui les a d’ailleurs consacrés sous la forme des multiples Oscars octroyés à No Country for Old Men, l’aventure des Coen tient, peu ou prou, du miracle. « Nous avons développé un modus operandi qui, s’il a pu nous paraître difficile à l’époque, s’est avéré être une bénédiction rétrospectivement, explique encore Joel. Nous nous sommes habitués à des méthodes de travail et à des prérogatives que nous avons pu préserver. » « On ne peut pas n’en faire qu’une question de principes, parce qu’on est également tributaires de l’environnement dans lequel on évolue. Il faut savoir calculer comment fonctionner vu l’espace dont on dispose », ajoute Ethan. Et de convenir combien le contexte du milieu des années 80 et du début des années 90 leur aura été favorable. Ethan encore: « Le business était dans une phase où il pouvait accueillir un travail et un style comme les nôtres. Il y avait de la place pour des gens commercialement marginaux comme nous, et nous avons trouvé notre voie en faisant des films raisonnablement bon marché. Certaines de nos décisions étaient astucieuses, mais d’autres n’ont tourné en notre faveur que sous l’effet de la chance. En restant commercialement viable suffisamment longtemps et en continuant à tourner, tout peut arriver: True Grit, par exemple, a rapporté énormément d’argent. Cela arrive parfois, si vous durez assez longtemps. » « C’est tout à fait vrai, conclut Joel: à force, nous avons obtenu assez de succès pour pouvoir continuer à faire ce que nous voulons… »

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content