Everest ou l’ivresse des sommets

© -
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Baltasar Kormakur retrace, dans un spectaculaire film d’aventures, la tragédie s’étant jouée en 1996 au sommet de l’Everest, lorsque deux expéditions avaient été rattrapées par une violente tempête de neige. Ou comment tutoyer les limites…

Film de tempête boosté par un aréopage de stars, Everest constitue aussi, l’air de rien, un excellent baromètre de la production américaine contemporaine. Suivant le principe voulant que la réalité soit souvent plus forte que la fiction, ce blockbuster annoncé s’inspire en effet d’une histoire vraie, confrontant, tant qu’à faire et bien dans l’air du temps, ses protagonistes à leurs limites. L’aventure physique se double d’une autre, intérieure, s’étant jouée dans les contreforts de l’Himalaya en 1996, lorsque deux expéditions parties à l’assaut du toit du monde allaient assister, impuissantes, au déchaînement des éléments, avec des conséquences bientôt dramatiques.

Il fallait un réalisateur n’ayant pas froid aux yeux pour mener semblable entreprise à son terme. L’Islandais Baltasar Kormakur serait celui-là, présentant des arguments tant professionnels que personnels. Soit d’une part une filmographie parlant pour lui, et notamment The Deep, survival tourné au large des côtes de son pays d’origine, mais aussi divers films de studio, comme Contraband ou 2 Guns, la combinaison gagnante aux yeux de la production. Et d’autre part un background l’ayant habitué à composer avec une nature extrême: « En Islande, le simple fait de se rendre à l’école le matin en hiver constituait un entraînement pour le blizzard, sourit-il lorsqu’on le retrouve dans un palace de la lagune de Venise, au lendemain de l’ouverture de la Mostra. Et puis, j’adore monter à cheval dans les Highlands, comme faire de la voile dans les mers froides. Ce sont des activités physiques qui, passé un certain point, deviennent existentielles. Je peux très bien comprendre les gens qui se lancent dans ce type d’aventures. » Aussi n’a-t-il pas mesuré son enthousiasme lorsqu’il fut approché pour réaliser Everest, en 2011: « Tant l’ampleur du projet que l’histoire, intense et personnelle, m’ont emballé. Mais j’ai aussi été séduit par le fait qu’il serait impossible de tirer ce récit vers un happy end. Bien qu’il s’agisse d’une grosse production, le film se devait de respecter la réalité, et personne n’allait pouvoir m’imposer sa volonté… Et puis, j’éprouve le besoin de faire des expériences. Je ne suis pas le genre de réalisateur à ne tourner que des drames en chambre, je veux aussi pouvoir tenter des choses. »

A cet égard, Everest aura comblé ses attentes, et même au-delà, dont il confesse combien le tournage s’est révélé éprouvant et difficile. Kormakur et son équipe n’ont pas fait les choses à moitié, en effet, s’envolant pour le Népal où ils sont montés, lestés de matériel, jusqu’aux quelque 5000 mètres du camp de base, station obligée vers le sommet. « En général, lorsque des alpinistes arrivent à ce stade, ils se reposent quelques semaines, le temps que leur corps s’acclimate. Les gens ne réalisent pas combien escalader une montagne et marcher sont déjà laborieux en soi. Dans ces conditions, travailler dur est impossible, mais nous avions un film à faire, à raison de douze heures par jour, une tâche pratiquement impossible. A la fin de cette partie du tournage, des membres de l’équipe commençaient à s’effondrer, victimes du mal des montagnes. » Et si la production s’est ensuite déplacée en Italie, dans les Dolomites, décor censé être moins rude pour les organismes -on n’y évolue jamais « qu’à » un peu plus de 3000 mètres d’altitude-, elle n’allait pas pour autant y trouver le réconfort: « La température s’est maintenue à -30°C pendant six semaines, un froid extrême combiné à des risques d’avalanches. Ces dernières ont détruit certains décors. Nous devions prévoir trois plans par jour, le plan A, le plan B et le plan C, et il arrivait qu’on ne puisse même pas appliquer le plan C. » Le résultat était à ce prix, et Everest est incontestablement un film impressionnant, tenant de la vertigineuse prouesse visuelle: « La plupart des gens n’ont jamais envisagé de gravir cette montagne, mais je voulais leur donner la possibilité d’éprouver ce que l’on ressent. C’est la raison pour laquelle j’ai tourné le film en 3D, et qu’il sortira même en Imax là où c’est possible. Quand j’ai fait mes repérages, et que je me suis rendu au camp de base, le volume des montagnes était tellement immense que je tenais à en donner la mesure, ce que ne permettent ni les photos ni la 2D. »

Récit d’aventures spectaculaire, Everest y ajoute par ailleurs une matière sensible. C’est du business de l’escalade qu’il est aussi question, l’Himalaya se muant en terrain de jeu pour Occidentaux fortunés: il en coûte 65 000 dollars par tête de pipe pour tenter l’escalade accompagné de guides et sherpas connaissant bien la montagne et ses dangers; une piste critique que le film ne fait toutefois qu’esquisser. « Je n’aime pas les films à l’agenda trop chargé, parce qu’on a alors l’impression d’avoir affaire à un bulletin d’informations ou à de la propagande, observe Kormakur. J’ai peint un tableau, avec sa part critique: on voit qu’ils sont confrontés à la présence d’équipes trop nombreuses sur la montagne, et les problèmes que cela engendre. C’est la réalité, mais je laisse le soin au spectateur de tirer ses propres conclusions. Si l’on considère les dernières tragédies s’étant produites sur l’Everest, il est clair qu’elles sont liées au fait qu’il y a de plus en plus de monde là-haut. Mais je ne suis pas là pour dire aux gens qu’ils ne peuvent pas vivre leur vie ni entreprendre certaines choses. » Pour autant, le réalisateur n’est pas de ceux que la commercialisation croissante de la nature laisse indifférent: « Tout cela va très vite, et les gens ont trop souvent tendance à considérer la nature comme un parc à thème. Il y a ainsi des histoires de touristes débarquant en Islande pour être emmenés au sommet d’un volcan en éruption et y prendre un selfie. C’est fort amusant, jusqu’au jour où quelqu’un y reste. Beaucoup de ceux qui ne vivent pas au contact de la nature ne réalisent pas de quoi il retourne… »

Vélo versus voitures volantes

Everest s’inscrit aussi dans cette tendance récente du cinéma mettant en scène des individus tentant de se dépasser, et entreprenant, au contact de la nature, un voyage les conduisant au bout d’eux-mêmes. Soit la matrice -généralement empruntée à la vie réelle- des 127 Hours, Tracks ou autre Wild. « Je pense que plus nous menons une existence décadente, coupée de la nature, plus nous devons nous confronter à elle, relève le réalisateur. Tous ces films sont basés sur des histoires vraies et sur des individus éprouvant ce besoin irrésistible d’aller dans le monde sauvage pour se mettre à l’épreuve par la nature interposée. Plus on s’éloigne d’elle, plus on en a besoin. Beaucoup de gens qui se retrouvent là-bas sont des citadins, et ces voyages prennent une dimension existentielle. Lors de mes raids à cheval dans les Highlands, il m’arrive de passer quatorze heures sur ma monture, jusqu’à l’épuisement. Mais ce n’est pas la même fatigue que lors de la première d’un film: on est lessivé physiquement, mais énergisé pour l’entièreté de l’hiver à suivre. On touche à l’essence de son être. La plupart des gens sont à la recherche d’eux-mêmes. »

La marque de l’époque, en somme: « C’est le corollaire du développement. Si l’on en croit les films de science-fiction des dernières décennies, nous devrions tous circuler dans des voitures volantes. Or, que voyons-nous à la place? Nous nous déplaçons de plus en plus à vélo. Il y a plus de bicyclettes à Londres qu’il n’y en a jamais eu, toutes les villes débordent de vélos. Nous avons besoin de quelque chose de physique. Et aussi de modes de vie plus sains, d’un contact plus soutenu avec la nature, on ne peut en faire l’économie… » Histoire, qui sait, de retrouver l’ivresse des sommets…

RENCONTRE Jean-François Pluijgers, À Venise

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content