Laurent Raphaël

Édito: Trafic d’influence

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Le monde est plein d’âmes fragiles et poreuses prêtes à gober n’importe quelle fable pour consolider les digues instables de leur identité.

Le sujet n’est pas nouveau. Ses racines sont d’ailleurs plantées dans le verdoyant jardin d’Eden, où le coup tordu du serpent pour inciter Eve à croquer le fruit défendu relève déjà de la manipulation mentale. C’est dire si la question de la domination et de son usage abusif est au coeur de notre système immunitaire. A peine né, l’Homme tombait déjà dans le piège de l’influence néfaste. Et allait en payer le prix fort (mortalité, expulsion de tous les locataires par le proprio, etc.) pour l’éternité.

Rien d’étonnant dès lors à ce que le dossier revienne régulièrement sur le tapis de la fiction, comme une blessure qui ne cicatrisera jamais et qu’on ne peut s’empêcher de gratter. De Justine ou les malheurs de la vertu du marquis de Sade aux Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos en passant par le Don Juan de Molière, les « anciens » ont entonné en choeur le même refrain. Bien que moulés dans des registres littéraires différents, ces trois classiques pivotent autour du même axe de la soumission d’un être à un autre, animé de desseins plus ou moins raffinés. Quand l’ascenseur de l’honnêteté et de l’intégrité est hors de portée, il reste toujours l’escalier en colimaçon de l’emprise psychologique sur plus faible que soi. Le monde est plein d’âmes fragiles et poreuses prêtes à gober n’importe quelle fable pour consolider les digues instables de leur identité.

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L’actualité nous ressert une fois encore ce plat épicé, mais revu et corrigé pour satisfaire des palais qui en ont vu de toutes les couleurs. Passons rapidement sur l’indigeste et indigent Fifty Shades of Grey, catalogue 3 Suisses de la soumission érotico-cucul, qui met en vitrine le vieux fantasme de la normalité pimentée par le sexe pour attirer le ou plutôt la chaland. Arrêtons-nous plutôt un instant sur Whiplash (lire critique), qui nous dépeint les affres d’un jeune batteur de jazz bien décidé à se faire une place au soleil, et qui pour y arriver accepte de faire allégeance à un professeur tyrannique et pervers. Bien qu’il abuse un peu de la grosse caisse émotionnelle, le film de Damien Chazelle dénude les fils d’une relation toxique qui se nourrit des illusions de son maillon faible et des aspirations (trouver le nouveau Buddy Rich en l’occurrence) de son maillon fort. Une formule chimique à la base de la colle qui lie pour le meilleur et pour le pire un gourou et sa proie. Sur le sujet, l’étalon est sans doute The Master de Paul Thomas Anderson, qui orchestrait la rencontre incandescente après-guerre entre un ex-marine à la dérive (campé par un Joaquin Phoenix plus habité que jamais) et Lancaster Dodd (Philip Seymour Hoffman), le leader charismatique d’une secte appelée The Cause. La dépendance mutuelle s’y déployait sur tout le spectre émotionnel.

Avec Foxcatcher (lire dossier dans le Focus de ce vendredi 20/2), on reste dans le sport de combat. Et dans les eaux troubles de la manipulation, mais dans une variante à trois. Dans le rôle des marionnettes, les frères Schultz, tous deux lutteurs médaillés olympiques en 84; dans celui du tireur de ficelles, John Du Pont, un milliardaire qui prend sous son aile le plus jeune, Mark, pour en faire l’instrument de son délire patriotique, quitte pour cela à déclencher les hostilités entre le benjamin et l’ainé. La jeunesse face à l’expérience. La malléabilité des sentiments face à l’acide des certitudes. Des ingrédients au menu également de Chefs, nouvelle série télé française qui passe au tamis le concubinage en cuisine d’un cuistot caractériel et de son nouveau commis ambitieux. Parfois le rapport de force se pare d’atours affectifs qui lui donnent l’apparence d’un consentement, parfois il s’exhibe nu, sans fioritures, sous la lumière crue d’une relation hiérarchique par exemple.

L’hypothèse vaut ce qu’elle vaut mais le déboisement idéologique a peut-être laissé le terrain libre à ces raccommodages identitaires. Faute de totems rassembleurs, certains se cherchent une figure tutélaire, un guide spirituel (voilà qui fait le lien avec l’actualité où la figure du mentor est souvent agitée pour expliquer l’intoxication psychique des candidats au jihad).

Un conseil: en cas de doute sur les intentions, on se rappellera qu’il vaut parfois mieux être seul que mal accompagné.

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