Don Quichotte: dans les coulisses d’un tournage devenu légendaire

"Don Quichotte n'est pas un film mais un état médical. Mais une fois Don Quichotte en vous, renoncer est très difficile, c'est la nature de la bête..." Terry Gilliam © Diego Lopez Calvin
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Il aura fallu près de 30 ans au réalisateur américain Terry Gilliam pour venir à bout de son Don Quichotte, présenté en ouverture du festival de Bruxelles. Retour sur une aventure cinématographique sans équivalent, à la faveur d’une visite sur le volet portugais de son tournage.

Tomar, au coeur du Portugal, par un dimanche d’avril 2017. Dominée par son château et le Couvent de l’ordre du Christ, la petite cité médiévale profite d’un généreux soleil printanier lorsqu’on avise, dans la quiétude de l’après-midi, un petit groupe sortant d’un restaurant, à deux pas de la place de la République: Terry Gilliam, Stellan Skarsgård et Jonathan Pryce… C’est dans la cité des Templiers, en effet, que la production de The Man Who Killed Don Quixote (1) a pris ses quartiers pour deux bonnes semaines, avant un retour programmé en Espagne. Si la prudence reste de mise, eu égard au passé mouvementé de l’entreprise, l’optimisme est de rigueur -on vient, en effet, de passer la moitié du tournage, et cela sans accroc notable: « Jusqu’ici, tout va bien, se risque la publiciste, avant d’ajouter, histoire sans doute de conjurer le sort: Mais peut-être n’aurais-je pas dû dire ça… »

Don Quichotte, une infection

Le Don Quichotte de Terry Gilliam, on pourrait y consacrer un livre, tant l’aventure a connu des aléas. Certains sont consignés dans l’excellent documentaire Lost in La Mancha, de Keith Fulton et Louis Pepe, chroniquant le tournage entamé à l’été 2000 avec Jean Rochefort et Johnny Depp sous les traits de Don Quichotte et Sancho Pança, pour s’arrêter définitivement moins d’une semaine plus tard, les éléments puis la santé défaillante du comédien français étant passés par là. S’ensuivra une période de flottement, où les noms de différents acteurs circuleront, les tentatives de relancer le projet restant toutefois lettre morte. Gilliam, pourtant, refuse de se laisser abattre, qui enchaîne quelques films mineurs (The Brothers Grimm, Tideland, The Zero Theorem), tout en continuant à travailler à ce qui doit être son grand-oeuvre: une version toute personnelle de l’oeuvre de Miguel de Cervantès L’Ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche, publiée en 1605. « Don Quichotte est une infection, nous confiera le réalisateur entre deux prises, ce n’est pas un film mais un état médical. J’essaie de trouver un moyen de m’en débarrasser pour pouvoir passer à la suite de mon existence. Mais une fois Don Quichotte en vous, renoncer est très difficile, c’est la nature de la bête… »

Adam Driver sur le tournage de Don Quichotte.
Adam Driver sur le tournage de Don Quichotte.© Diego Lopez Calvin

Son obsession pour le chevalier à la triste figure, Terry Gilliam la fait remonter à la toute fin des années 80, lorsqu’il venait d’achever Les Aventures du baron Münchhausen: « J’ai appelé Jake Eberts, le producteur exécutif, en lui disant: « j’ai deux noms pour toi, et j’ai besoin de 20 millions de dollars. Le premier c’est Quichotte, le second Gilliam. » « Il m’a répondu: « L’argent est là! » Nous avions un budget à disposition, puis quelqu’un m’a proposé 25 millions de dollars, et ce fut le début de la valse des producteurs pensant pouvoir faire le film, mais fantasmant à vrai dire. Au fil des ans, les producteurs avec qui j’ai été associé me paraissaient plus ressembler à Quichotte que moi, qui me sentais de plus en plus proche de Sancho Pança et de la réalité. C’était donc en 1989, il y a presque 30 ans, et nous avions 20 millions de dollars, plus que le budget dont nous disposons aujourd’hui. » Lequel, nonobstant des avatars nombreux (2), a été fixé en définitive à 16 millions d’euros par de nouveaux producteurs en provenance de quatre pays: l’Espagne, le Portugal, la France et la Belgique. « Nous voulons concrétiser les rêves de Terry, explique Mariela Besuievsky, la productrice espagnole. Quichotte ne ressemble à aucun autre projet, et nous savions tous que le voyage serait long et exigeant. Bien sûr, il s’agit de Don Quichotte et de Terry Gilliam, mais ça pouvait jouer pour et contre, vu l’historique du projet auquel beaucoup de gens se sont attelés sans pouvoir le faire aboutir. Mais d’un autre côté, nous avons vraiment accroché au scénario, y voyant le potentiel d’un formidable film d’aventures, un élément qui a été déterminant dans notre volonté d’y participer. »

En 30 ans, le projet a, l’on s’en doute, sensiblement évolué, le changement le plus spectaculaire tenant aux comédiens, Jonathan Pryce endossant désormais les habits de Quichotte, tandis qu’Adam Driver « remplace » Johnny Depp. Ce n’est pas là le seul élément nouveau, puisque le scénario s’écarte lui aussi de celui autour duquel s’articulait la première version du film. Alors qu’un voyage dans le temps y expédiait un réalisateur de publicité au XVIIe siècle, l’histoire de The Man Who Killed Don Quixote est désormais entièrement contemporaine. Toby (Driver), un publicitaire arrogant, y revient dans le village où il avait tourné son film de fin d’études, un Don Quichotte ayant rendu fou le cordonnier qui incarnait le chevalier (Pryce), à jamais perdu dans son rôle: « L’histoire parle du danger de faire des films et de la manière dont ils peuvent bousiller la vie des gens, grince, pince-sans-rire, Gilliam. Pas seulement les réalisateurs, mais les autres également. À l’époque deMonty Python and the Holy Grail nous avions tourné dans un petit village écossais, qui a changé à cause de notre présence: des mariages se sont désagrégés, des femmes sont tombées enceintes, la venue d’une équipe de cinéma a rendu la vie des habitants fort confuse. Ça se retrouve au coeur du film, qui parle aussi de la responsabilité de tourner des films, et des dangers que ça peut comporter: c’est un médium merveilleux, mais au potentiel destructeur. Si le Don Quichotte de Cervantès a inspiré beaucoup de gens, les films en font de même, en bien et en mal… »

Mise en abyme taquinant l’autoportrait de l’artiste, le scénario a également intégré des éléments contemporains, et l’on y croise aussi bien des migrants qu’un oligarque russe, manière de signifier aussi que la réalité a infusé l’imaginaire de Terry Gilliam sans le brider, bien au contraire. Ce que l’on peut vérifier à peine arrivé au sommet de la route escarpée conduisant au Convento de Cristo, ancienne forteresse templière érigée au XIIe siècle où seront tournées les scènes du jour. Inscrit au patrimoine de l’Unesco, le cadre historique, fleuron de l’architecture manuéline, est imposant. L’immense bûcher qu’installe le chef décorateur Benjamin Fernandez dans le cloître de l’Hôtellerie ne l’est guère moins, amas hétéroclite d’objets de consommation les plus divers -BMX, meubles dépareillés, enceintes éventrées, télévisions brisées…-, dominé par une statue de Santa Catartica. Une installation inspirée des Fallas de Valence, et aimantant tous les regards, ceux des quelques touristes visitant les lieux notamment, en attendant d’être utilisée dans l’une des dernières scènes du film.

Don Quichotte: dans les coulisses d'un tournage devenu légendaire
© Diego Lopez Calvin

Mon royaume pour des noix de coco

L’on n’est pas encore à la flambée finale cependant, et une scène d’apparence plus simple, la 56, monopolise l’attention. Conduit par Quichotte, un groupe à cheval doit pénétrer dans l’enceinte du château sous la surveillance des hommes de main d’Alexei Myskin, le seigneur russe des lieux, hôte d’une soirée médiévale s’annonçant mouvementée, costards noirs et costumes d’époque se mélangeant dans le champ de la caméra. Inépuisable sous son chapeau de paille, Terry Gilliam supervise les derniers réglages, avant que la petite troupe ne s’ébranle, Adam Driver et Olga Kurylenko devant échanger quelques répliques perdues dans la touffeur portugaise. La mise en place s’avère un poil plus laborieuse que prévu -travailler avec des chevaux n’a rien d’une sinécure-, ce qui arrachera au réalisateur un commentaire non dénué d’ironie: « Des noix de coco, donnez-moi seulement des noix de coco (allusion, bien sûr, à une scène culte de Holy Grail où les chevaliers se déplacent à pied, en bruitant le galop de leur monture inexistante avec des noix de coco). Jeunes, nous étions plus intelligents. Avec l’âge, on s’imagine que l’on va pouvoir être John Ford, ou qui sais-je, mais pas du tout. On devrait s’en tenir aux noix de coco… » Voire… Il en faudrait plus, toutefois, pour altérer l’humeur d’un artiste dont le temps et les épreuves ne semblent avoir entamé ni l’enthousiasme, ni le sens de l’humour -tout au plus si ce dernier évoluait alors qu’il revenait de tout, ou à peu près. « J’en suis maintenant au stade de l’humour noir, s’esclaffe-t-il. Est-on encore capable de rire lorsque le noeud de la corde pour vous pendre est déjà serré autour de votre cou? Il y a de ça, mais c’est aussi la seule manière de rester en vie: à un moment, on réalise qu’il ne s’agit, après tout, que d’une vaste blague. Une blague merveilleuse, peut-être, mais si l’on perd le sens de l’humour, et que l’on ne voit pas l’ironie dans chaque chose, ça n’est plus drôle du tout… »

Lucide, Gilliam concède toutefois n’être jamais autant dans son élément que confronté aux difficultés -« il faut maintenir le flux d’adrénaline« -, avant de conclure, philosophe: « Nous en sommes à mi-chemin, désormais, et je me suis fait à l’idée que ce ne sera peut-être pas le film sur lequel j’étais parti, mais celui qui est en train de se faire, et ça me suffit. Il arrive d’ailleurs que des films se révèlent meilleurs que ce que l’on avait imaginé. À ce stade, Don Quichotte se fait lui-même: la machinerie est là, les individus aussi, et le film avance et change. Je suis au milieu des bois, perdu, et on s’en tient à ce qu’indique la carte. Il n’est pas sûr que nous sortirons vivants de la forêt, mais nous continuons à suivre la carte, et l’on verra ce qu’il adviendra… (rires) » Stratégie à l’évidence payante: non content d’être venu à bout de la malédiction Don Quichotte (dont Orson Welles avait déjà été victime en son temps), Terry Gilliam en a profité pour réaliser son meilleur film depuis Fear and Loathing in Las Vegas. Le Graal, en somme…

(1) Présenté en ouverture du festival de Bruxelles le 20/06, le film sortira le 25/07 sur les écrans belges.

(2) Le dernier en date voulant que le producteur portugais Paulo Branco, un temps associé au projet avant d’en être écarté, ait tenté jusqu’à la dernière minute de s’opposer à la sortie du film, portant l’affaire devant les tribunaux qui ont donné raison à Gilliam et ses partenaires.

Bruxelles sort le Briff

Le premier Brussels International Film Festival se déroulera du 20 au 30 juin.

Don Quichotte: dans les coulisses d'un tournage devenu légendaire

Un festival de cinéma généraliste à Bruxelles? Nombreux sont ceux à s’y être essayés pour invariablement s’y casser les dents. Après plusieurs décennies de projets à géométrie variable, voici donc le Briff, pour Brussels International Film Festival, porté par l’ASBL Un Soir Un grain (déjà derrière le Brussels Short Film Festival), et qui ambitionne de faire de Bruxelles la capitale du cinéma pendant onze jours, du 20 au 30 juin. À cette fin, les organisateurs ont su s’assurer le concours de divers partenaires institutionnels (Ville, Région, FWB, Cocof) mais aussi de plusieurs coproducteurs, le festival se déployant dans six salles (Bozar, Flagey, Vendôme, Galeries, UGC et Palace), à quoi s’ajouteront un Movie Village sur le boulevard Anspach et des séances en plein air au Mont des Arts, histoire d’inscrire dans la ville une manifestation se voulant à la fois cinéphile et populaire.

Joli coup assurément, c’est le fort attendu L’homme qui tua Don Quichotte de Terry Gilliam qui lancera les festivités. La suite du programme brasse large, trois compétitions -internationale, européenne et belge- en constituant la colonne vertébrale. Au menu de la première, quelques pépites en provenance de festivals majeurs et notamment, débarqués en droite ligne de la Croisette, le bouleversant Plaire, aimer et courir vite de Christophe Honoré mais aussi Under the Silver Lake, film noir labyrinthique de David Robert Mitchell ou encore Dogman, de Matteo Garrone. La compétition européenne se propose pour sa part de révéler des talents émergents tandis que sa pendante nationale alignera un panachage d’inédits -pointons Doubleplusungood de Marco Laguna et le documentaire Grand’Messe de Valéry Rosier et Méryl Fortunat-Rossi, sur le Tour de France- et de reprises de films sortis ces derniers mois (Zagros, Bitter Flower…).

Essentiellement rétrospectif, le volet off ne s’annonce pas moins alléchant avec, 50 ans après mai 68, un module dévolu au cinéma subversif (de If…, de Lindsay Anderson, à Much Loved, de Nabil Ayouch) et un autre (Me, Myself & I) aux acteurs ou réalisateurs jouant leur propre rôle (de Being John Malkovich, de Spike Jonze, au Bal des actrices, de Maïwenn). S’y ajoutent une poignée de projections en plein air (Grease, de Randall Kleiser, qui se fendra d’une master class, The Big Lebowski,des frères Coen, Back to The Future, de Robert Zemeckis, mais aussi… Le Gendarme de Saint-Tropez, de Jean Girault, plaisir coupable assumé des organisateurs), une extension du festival Are You Series? (avec notamment Picnic at Hanging Rock) et un détour par la réalité virtuelle (dont le making of en VR de Isle of Dogs, de Wes Anderson). Enfin, last but not least, l’invitée d’honneur de cette première édition sera Claudia Cardinale, qui gratifiera les spectateurs d’une masterclass, en marge de la projection de quelques-uns de ses plus grands films, du Guépard à Il était une fois dans l’Ouest

Du 20 au 30/06 à Bruxelles. www.briff.be

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