Serge Coosemans

Ce n’est pas un hasard, qu’Eden…

Serge Coosemans Chroniqueur

Surtout curieux de voir un film français sur le clubbing parisien des années 90, qu’il n’a pas connu mais presque, Serge Coosemans est allé voir Eden au cinéma, ce film de Mia Hansen-Love qui parle moins de la French Touch que d’un microcosme quasi-sectaire. Sortie de Route, S04E12.

Vendredi après-midi, j’ai été voir Eden à l’UGC-Toison d’Or. Nous étions quatre dans la salle: un grand type au regard mauvais habillé tout en bleu, peut-être un flic de la BSR nostalgique de ses années house-music passées à infiltrer les discothèques à la recherche de consommateurs d’ecstasy à prendre en flag; une fan typique de cinéma français (la trentaine finissante, les lunettes de vieille, les cheveux courts, le pull beige…); un clochard en vieil anorak tâché de gras, et moi. Je m’avance peut-être mais, de ce lot improbable, je pense avoir été le seul à capter la moindre allusion balancée dans le film et même à connaître, indirectement, via Facebook, ou dans le cadre du boulot, certaines des personnes dont les acteurs jouent le rôle. Vu que ça fait ce mois-ci exactement 20 ans que j’écris sur la house, la techno et la plupart des sous-cultures qui en découlent, il n’y a a priori pas de quoi pavoiser, ce serait même plutôt normal.

Sauf qu’Eden n’est pas un film générationnel sur ce vaste sujet rassembleur qu’est la French Touch, c’est le biopic de Sven Löve (dont j’ignorais totalement l’existence), l’organisateur des soirées Cheers (pareil), un fan absolu de garage-house (rien à foutre), un pilier des soirées Respect du Queen (vu de loin) ainsi qu’un bon pote à David Blot, de Radio Nova; ce même David Blot qui a aussi scénarisé Le Chant de la machine, bédé aussi culte que peu vendue à laquelle sont faites de très nombreuses allusions dans le film (total respect, là, par contre!). C’est surtout ça qui m’a troublé: ce nombre insensé de références uniquement compréhensibles par une poignée d’initiés, peut-être même pas 3000 dans toute la francophonie. L’aspect tribal d’un film qui a pour sujet un microcosme tellement spécifique qu’il n’y avait a priori aucune chance pour que l’on retrouve un jour cette affaire sur un écran autre que celui d’Arte, en troisième partie de programme. À équivalent belge, c’est comme si alors que tout le monde s’attendait à The Sound of Belgium, soit un documentaire nostalgique vulgarisateur et fédérateur sur la new-beat, avait débarqué Out Soon, une fiction pointue basée sur la vie du DJ Psychogene dans l’underground techno bruxellois à 130 BPM minimum.

C’est donc un parti-pris plus suicidaire que courageux pour un film de cinéma international et, comme il est dit sur Gonzaï, il semble clair qu’Eden est « un OVNI voué à l’échec ». Ce n’est d’ailleurs probablement pas un hasard que la bande dessinée de David Blot et Matthias Cousin, Le Chant de la machine, occupe une telle place dans le film. Eden pourrait en effet carrément être le troisième volume de cette série avortée, sa suite jamais sortie « pour cause de décès ». Le film reprend le ton de la bédé, son ambiance et sa ligne directrice, ce mélange très émo d’anecdotes réelles, de contexte bien retranscrit, d’inventions poétiques et, surtout, d’amour quasi mystique pour la musique. Le Chant de la machine reste à mes yeux un véritable classique mais là aussi, combien sommes-nous à véritablement l’aimer? 500? 2000? Moins? Dans la cave d’un soldeur du boulevard Lemmonier, à Bruxelles, cela fait des années qu’il traîne quelques exemplaires de l’édition originale, les deux volumes de chez Delcourt. Ils sont bradés 1€ pièce et personne n’en veut. Sans doute parce qu’ils ne s’adressent fondamentalement qu’à très peu de gens, rien qu’une tribu, une secte. Tout comme Eden, ces bouquins sont moins des documentaires musicaux que d’énormes hugs à toute personne ayant un jour vécu la musique électronique underground dansante à fond et peu importe que celle-ci ait été de la garage, de la techno, de l’electro, de la drum & bass ou la phase dancefloor de New Order. N’importe qui s’étant un jour excité sur un flyer, ayant choisi un beat d’usine sur ordinateur comme fondation d’un morceau, ayant vécu une épiphanie en soirée dansante ou ayant joué son propre track pour la première fois en public se reconnaît dans Le Chant de la machine, tout comme il devrait en principe se reconnaître dans Eden.

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Sauf qu’Eden est un film qui n’est pas dénué de gros problèmes de rythme, de direction d’acteurs (Félix de Givry, you suck!), de montage, et que certains de ses dialogues sont franchement crétins. À ma façon, à mon niveau, j’ai vécu un nombre assez incroyable de scènes similaires à celles que l’on voit dans le film et pourtant, je ne m’y suis pas reconnu. J’ai plutôt reconnu une version théâtrale, kärcherisée, proprette et coincée du fion de ce que j’ai pu vivre et c’est malheureux, parce qu’une motivation primordiale de ces années-là consistait justement à se désinhiber, à tester ses limites physiques mais aussi morales et sociales, à essayer de devenir quelqu’un de moins banal, de moins bunkerisé, de plus créatif, de plus coloré, de plus ouvert. On ne parlait pas comme on parle dans le film, de façon si précise, marmonée ou chuchotée. Au contraire, ça gueulait ferme et ça bredouillait un maximum de conneries aussi, parce que l’alcool, les drogues, mais surtout le plaisir d’être là, font fuser beaucoup d’imbécilités. Je ne sais pas si c’est voulu ou si cela relève d’un hasard de montage mais, dans Eden, on ne voit les personnages se marrer qu’après avoir pris de la cocaïne. Le reste du temps, ils tirent le plus souvent des tronches d’enterrement, s’engueulent, souffrent, et quand ils font part d’un certain enthousiasme, musical surtout, ils disent « c’est trop bien, ça » avec autant d’entrain qu’au moment de se choisir une boîte de sardines au supermarché.

Je ne retrouve donc pas dans Eden ce qui fut pourtant mon quotidien de clubbeur des années 90, avec ses improbables et hilarantes histoires de schnouffe dignes d’un film de Tarantino, les envolées lyriques à la Benoît Poelevoorde sur tout et rien, les dragues et les pas de danse débiles, les disputes tragiques finissant en fous rires, les afters devant des films bien pires que Showgirls soudainement considérés comme géniaux ou encore la recherche d’au moins 3000 façons créatives d’expliquer la souffrance d’un lundi matin. En fait, j’ai le souvenir de moments comparables à ceux que l’on voit dans les films anglais sur le clubbing, comme Frankie Wilde, 24 Hour Party People ou Human Traffic. Je n’ai pas toujours vécu ça en direct. Plutôt picoleur, je ne touchais par exemple pas du tout à la drogue mais cela ne m’empêchait pas d’évoluer dans un contexte favorable à l’éclosion d’anecdotes bien chtarbées, drôlement marrantes, et JE SAIS qu’à Paris, la situation était relativement similaire.

C’est pourquoi Eden m’ennuie. Cette timidité dans le propos, la propreté du film, le fait que la plupart de ses anecdotes révélatrices sont coupées juste au moment où elles deviennent vraiment intéressantes et/ou vraiment drôles. Que la réalisatrice n’ait eu aucune envie de faire de son film une énième comédie sur des gens « qui exagèrent » est tout à son honneur mais d’un autre côté, au bout du compte, Eden ressemble presque à un film d’entreprise sur le monde de la nuit, basé sur un scénario qui essaye de faire croire à tous ceux qui n’ont pas pleinement vécu ce genre de « parenthèse enchantée » (bon endroit, bonne musique) que le clubbing des années 90-2000 était plus insouciant et romantique que déconneur, déglingué, fièrement débile, totalement régressif, et, souvent, complètement irresponsable. Après, on me dira que nous sommes belges et que le film parle essentiellement de Parisiens hétérosexuels. Des gens pas rigolos du tout, nés pour se faire chier. Ça me semble tout de même un peu facile, comme alibi.

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