Bertrand Mandico, l’aventurier

Les Garçons sauvages est une fantasmagorie hallucinante renouant encore avec l'esprit du cinéma des premiers temps. © DR
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Premier long métrage de Bertrand Mandico, Les Garçons sauvages habille le récit d’aventures d’onirisme et d’érotisme surréaliste, composantes majeures de l’univers d’un cinéaste à l’imaginaire foisonnant.

Bertrand Mandico reçoit chez lui, dans un appartement haut-perché d’un immeuble du 18e arrondissement parisien, ancien atelier de sculpteur reconverti en cabinet des curiosités où, parmi les beaux livres et DVD rangés par dizaines (de Mario Bava aux Lèvres rouges d’Harry Kumel), entre des poupées diverses et un exemplaire des Oblique Strategies, de Brian Eno et Peter Schmidt, l’oeil accroche une tête de mort sertie de bijoux de pacotille: Trevor, le totem des Garçons sauvages, où il surgit du noir et blanc dans un jaillissement de couleurs .

Perché, le cinéma de Mandico, invité du cinéma bruxellois Nova en ce mois d’avril, l’est aussi, d’une certaine manière. Originaire du Sud-Ouest et diplômé des Gobelins, ce dernier s’est fait la main sur l’animation en stop-motion avant de bricoler, pendant une vingtaine d’années, des courts métrages qui l’ont imposé en cinéaste aussi original qu’audacieux, qu’il propose une variation toute personnelle autour de Jeanne d’Arc dans Y a-t-il une vierge encore vivante? ou qu’il esquisse le portrait du cinéaste Walerian Borowczyk sous les traits d’un homme à tête-de-boîte dans Boro in the Box, deux propositions excentriques parmi de nombreuses autres. Les Garçons sauvages, son premier long métrage, n’est pas moins singulier, oeuvre d’esthète pratiquant une stimulante hybridation transgenre pour entraîner le film d’aventures en terra incognita: « J’avais envie de me frotter au récit d’aventures, le genre en soi m’intéressait mais pour me l’accaparer, et créer des boutures avec des choses que l’on a moins l’habitude d’y voir: le fantastique, l’onirisme, l’érotisme, etc. J’ai tout de suite eu l’idée d’une robinsonnade à la Jules Verne, mais avec quelque chose de beaucoup plus transgressif lié au souvenir que j’avais de Burroughs, comme si les lectures de l’adolescence venaient contaminer celles de l’enfance. À partir de là, j’ai commencé à échafauder le principe des Garçons sauvages. Et très vite, l’idée du casting est venue. »

Bouger les curseurs

Bertrand Mandico n’aime rien tant, en effet, que de déboussoler le spectateur. Et si Les Garçons sauvages adopte, en première lecture, une trame classique de récit initiatique, c’est pour mieux en brouiller les codes, en toute liberté, en commençant par en confier les rôles-titres à… des comédiennes. « Je trouvais important que ce soient des actrices qui incarnent les garçons, c’était une façon de désamorcer le côté frontal de la violence, et de créer le trouble chez le spectateur, en ne sachant plus trop qui on regarde. » Du processus de casting l’ayant conduit à arrêter son choix sur cinq actrices, le cinéaste explique qu’il consista, en quelque sorte, à « chercher le garçon », en jouant sur un côté androgyne, à quoi s’est ajouté le travail sur les silhouettes et puis sur les voix, en postsynchronisation. « Je leur ai aussi donné à chacune deux exemples d’acteurs masculins dans des films -pour Vimala Pons, c’était Dewaere dans Série noire, et Delon dans Plein soleil ; pour Anaël Snoek, Peter O’Toole dans Lord Jim et Bowie dans Furyo …-, et on a modelé les personnages petit à petit. » Mieux qu’une coquetterie, il y a là une maîtresse idée, venue élargir le spectre d’un film jouant de la dynamique de la métamorphose pour questionner bientôt la métaphore littérale d’une éventuelle libération par la féminisation. Non sans affirmer l’ancrage féminin d’une oeuvre dont les actrices occupent l’espace, à rebours toutefois des clichés. « J’essaie de bouger un peu les curseurs », observe Mandico qui, parmi d’autres projets, poursuit une collaboration au long cours avec sa muse, Elina Löwensohn, autrefois égérie de Hal Hartley, avec qui il s’est attelé à tourner 21 films à raison d’ « un court métrage par an où l’on travaille sur nos propres vieillissements en une espèce de kaléidoscope de films uniquement fictionnels, prenant à contre-pied l’idée du journal filmé ».

Bertrand Mandico, l'aventurier

L’actrice est également des Garçons sauvages, où elle campe un énigmatique docteur détenant les secrets de l’île-huître où vont débarquer les adolescents, matrice organique où une nature à la sensualité luxuriante se révèle propice à l’éveil des sens. Mais si tout, ici, est érotique, la frontalité n’est pas de mise, ou alors décalée, manière, incidemment, de se démarquer d’une époque où l’étalage de la chair devient affaire banale. « Chaque fois que j’ai une situation pouvant être filmée de façon crue, je me questionne sur la façon de la filmer en faisant un pas de côté, sans être dans les évidences. Et en essayant de traduire ce que j’ai en tête avec des images qui peuvent parfois être contradictoires, en amenant par exemple de la poésie ou de l’onirisme là où l’on n’est pas censé en mettre. Ou par des associations d’images aussi, quelque chose d’incongru qui va induire le trouble ou l’érotisme. Même si son travail était très différent du mien, j’ai été assez marqué par Walerian Borowczyk, son rapport à l’érotisme hérité du surréalisme et de l’ordre du collage. Tout d’un coup, on va voir un plan fugace de chair, puis une gravure ou un concombre, et le cerveau va les associer, et faire son propre cheminement. » Une école, pour celui qui procède volontiers par associations d’idées, en quelque expression d’un imaginaire débridé se déployant dans un univers charnel.

Vision romantique

La dimension organique de son cinéma, cet héritier de Buñuel, Lynch et autre Sternberg – « sa façon de jouer avec le fétichisme, de saturer le cadre »– la nourrit encore en restant viscéralement attaché à la pellicule. « C’est un support qui me convient parfaitement, c’est toujours payant, toujours beau, avec quelque chose de charnel, de moins cru qui me permet d’avoir une image gracieuse. Et si on s’y prend bien, cela peut ne pas être si cher que cela. Je fais vraiment des films très fauchés, même en 35mm. » Ainsi donc d’un long métrage tourné dans les décors exubérants de La Réunion pour un million d’euros environ, « soit le prix d’un premier film d’auteur d’appartement », rigole-t-il, et objectivement fort peu pour un récit d’aventures exotiques. S’y ajoute une approche antinaturaliste à l’abri de toute posture qui le voit recourir à des trucages apparents réalisés en direct à même le tournage, et plus proches de la fantasmagorie des premiers temps que des effets numériques dernier cri inondant désormais la production: « On parlait d’érotisme, et je pense travailler sur l’érotisme du trucage. Pour moi, l’effet spécial, c’est un peu comme la pornographie: il est désincarné et froid, le trucage est plus charnel et perceptible, il emmène une poésie, il est palpable. J’ai envie de parler des choses sans être dans l’évidence du réalisme. Et en même temps, j’ai l’impression d’avoir un certain réalisme puisque mon médium, c’est le cinéma, et que je fais du cinéma sans m’en cacher. Donc, à mes yeux, il y a une forme d’honnêteté réaliste par rapport à ça. Je trouve plus surréaliste de faire croire que Vincent Lindon est caissier, c’est plus difficile à admettre pour moi. Alors que du fait de montrer le dispositif cinématographique, et de dire je vous raconte une histoire, je fais du cinéma qui est référencé, je suis dans une réalité par rapport à mon médium. »

Manière aussi de rejoindre une vision romantique du septième art qu’il partage avec quelques autres. « J’ai l’impression qu’il y a toute une génération de cinéastes qui partagent mon goût pour créer des univers singuliers, même s’ils sont différents. Je me sens assez proche de Yann Gonzalez (Les Rencontres d’après minuit, NDLR), ou de Caroline Poggi et Jonathan Vinel (le court Tant qu’il nous reste des fusils à pompe , NDLR): il y a un même élan romantique. Je sens un courant exprimant le ras-le-bol d’un certain cinéma dominant que l’on peut voir dans les festivals, et qui est soit très réaliste et social, soit cynico-froid, tandis que le cinéma de l’imaginaire est soi-disant le cinéma hollywoodien, très formaté. Nous sommes plusieurs à avoir envie de sortir de ces schémas-là, non pas pour enlever ces films du paysage actuel, mais pour montrer que l’éventail peut être un peu plus large, et ouvrir des portes qui ont été condamnées. La vision romantique, c’est avoir foi dans le cinéma, dans l’humain, quitte à être un peu naïf. Ne pas croire que tout est foutu. Et même si la maison brûle, continuer à avoir de l’espoir. » Voire encore, anecdote invraisemblable mais certifiée authentique, offrir à la personne l’ayant secouru le soir où il avait valdingué dans la Seine, trop absorbé par l’écoute de la musique de la troisième saison de Twin Peaks, le DVD de Boudu sauvé des eaux

Outre Les Garçons sauvages, le Nova, à Bruxelles, proposera pendant tout le mois d’avril une sélection des courts métrages de Bertrand Mandico. www.nova-cinema.org

>> Lire aussi notre critique du film « Les Garçons sauvages »

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