2001, une odyssée de papier

Stanley Kubrick sur le tournage de 2001: A Space Odyssey © DR
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Visite chez Stanley Kubrick à l’occasion du lancement par les éditions Taschen de The Making of Stanley Kubrick’s 2001: A Space Odyssey, de Piers Bizony, ouvrage définitif sur un chef-d’oeuvre ne l’étant pas moins.

Une bonne demi-heure, à peine, s’est écoulée depuis que l’on a quitté la gare de King’s Cross, mais Harpenden respire déjà la quiétude de la campagne anglaise. Un sentiment bientôt conforté alors que l’on emprunte la route de Saint Albans, dans un paysage familier de pâtures peuplées de moutons. C’est ici, au nord de Londres, à Childwickbury Manor, vaste ensemble datant, pour l’essentiel, du XVIIIe siècle, que Stanley Kubrick s’est installé à compter de 1978, pour y demeurer jusqu’à sa mort, en 1999. L’impression qui domine, une fois franchi un portail métallique, et alors que le taxi progresse dans le vaste domaine soigneusement protégé parmi les jardins, étang, écuries et autres serres, est celle d’une retraite du monde -soit un cadre de vie idéal pour un réalisateur dont il n’est point utile de rappeler le goût du secret, que la rumeur a par ailleurs lesté de diverses excentricités.

Childwickbury Manor
Childwickbury Manor© DR

Un parfum de Eyes Wide Shut

Si l’on pénètre dans le saint des saints par cette douce soirée de juin, là-même où le cinéaste a terminé The Shining, avant d’y composer Full Metal Jacket et Eyes Wide Shut, c’est à l’initiative de Taschen, qui a choisi ce cadre pour la présentation de l’édition collector de The Making of Stanley Kubrick’s 2001: A Space Odyssey de Piers Bizony (lire ci-dessous), un événement qu’accueillent avec chaleur Christiane Kubrick, la veuve du cinéaste, et Jan Harlan, le frère de celle-ci et gardien du temple. Quelques dizaines d’invités convergent bientôt vers Childwickbury -des aficionados ayant précommandé l’ouvrage, pour la plupart, en un aréopage hétéroclite où un physicien canadien côtoie un galeriste danois, et jusqu’au réalisateur anversois du soap Thuis, tous unis par une même passion pour Kubrick. Et de s’arrêter, en guise de zakouski, sur quelques-uns des trophées glanés par le cinéaste, parmi lesquels le Grand Prix que lui octroyait la critique belge en 1958 pour Paths of Glory. Cela, avant de s’imprégner du décor, ce cottage démesuré où il trouva l’inspiration de ses derniers films -elle-même peintre, Christiane Kubrick évoquera, avec humour et émotion, leur « insane couple » d’artistes dans son immense maison.

Stanley Kubrick
Stanley Kubrick© DR

Est-ce le caractère exclusif du raout, ou la solennité des lieux? Il plane sur le cocktail un petit parfum de Eyes Wide Shut, justement: on pourrait, sans grand effort, s’imaginer dans quelque soirée mondaine organisée par Victor Ziegler, la salle de billard que l’on découvre au détour d’un couloir n’étant d’ailleurs pas sans évoquer celle où Sydney Pollack ouvre les yeux de Tom Cruise, dans l’un des moments-clés du film. Donnant sur une véranda intérieure, la bibliothèque n’en impose pas moins, où les livres d’art -Max Ernst, Giacometti,…- côtoient les essais philosophiques; l’oeuvre du Marquis de Sade, celle d’Arthur Schnitzler (dont la Traumnovelle avait inspiré l’opus posthume du cinéaste); de rares ouvrages dévolus au Septième art, ceux relatifs aux automates; des livres de jardinage et d’autres honorant ces chats dont on sait combien Kubrick les appréciait. Le réalisateur de Docteur Folamour est, pour sa part, omniprésent: dans les conversations, bien sûr, mais aussi sur les toiles de son épouse, qui garnissent généreusement les murs de la bâtisse, et où elle entretient le souvenir d’un Kubrick évoluant dans son environnement d’élection, cette propriété du Hertfordshire où il a aussi choisi d’être enterré -prévenante, l’hôtesse conduira les visiteurs d’un soir auprès de sa tombe, une pierre toute simple protégée par un bouquet d’arbustes et de fleurs, en une bien étrange procession.

Impossible n’est pas Kubrick

Revoir 2001 plus de 45 ans après sa sortie, en 1968, c’est se convaincre une nouvelle fois du génie visionnaire de son auteur. Si le film n’en finit plus de rayonner de sa stupéfiante modernité, il ne manqua pas de désarçonner à l’époque –« A Space Odyssey est un film que les vieux dirigeants de la MGM n’ont pas compris, rappellera Piers Bizony, l’auteur de 2001, Le Futur selon Kubrick, dont le texte a été considérablement enrichi pour la présente édition. Ce sont les jeunes qui l’ont compris. » Jan Harlan renchérira, appliquant au réalisateur une formule empruntée à Jean Cocteau: « Nous ne savions pas que c’était impossible… alors… nous l’avons fait! » A cet égard, The Making of Stanley Kubrick’s 2001: A Space Odyssey rend assurément justice au cinéaste, dont Christiane Kubrick confiera combien il en aurait été « ravi », s’adressant à l’assemblée perchée sur une chaise dans une pièce qui faisait office de bureau du vivant de son époux. « Même si on doit à la vérité d’ajouter que chaque pièce de cette maison était en fait un espace de travail », ajoutera-t-elle. Et d’évoquer encore les monceaux d’archives laissés par le réalisateur, et désormais entreposés à la London University of Arts. On est d’autant mieux disposé à la croire que la somme rassemblée pour le coup s’avère à la hauteur d’un sens du détail et d’un perfectionnisme dont nul n’ignore qu’ils confinaient à l’obsession.

Sur le tournage de 2001: A Space Odyssey
Sur le tournage de 2001: A Space Odyssey© DR

L’ouvrage s’inscrit ainsi dans la lignée de Napoleon: The Greatest Movie Never Made, volume monumental publié chez le même éditeur il y a quelques années. Dans l’un et l’autre cas, le design en a été conçu par M/M, association réunissant Mathias Augustyniak et Michael Amzalag. « A l’époque de Napoleon, la difficulté majeure consistait à concevoir un livre équivalent en qualité à ce que le film aurait pu être, et de donner au lecteur la possibilité de « réaliser » ce film, observe le premier. Ici, il fallait tenter de réussir un ouvrage qui soit aussi impressionnant que le film existant. Il faut amener certains projets jusqu’à l’impossible, et puis encore un peu plus loin, parce qu’il n’y a tout simplement pas d’autre direction » -le résultat, en l’occurrence, de deux ans de travail. Et d’évoquer dans la foulée la difficulté supplémentaire que présentait 2001: « Les films de Stanley Kubrick étaient, en quelque sorte, la somme de ses archives. Pour Napoleon, tout était encore disponible, le projet n’ayant pas abouti (1). Le travail était aussi plus simple parce que Napoleon tient du codex, de la matrice des films à suivre. Un ouvrage de ce type requiert aussi d’aller au bout de l’obsession de quelqu’un. » Soit celle de Kubrick dans le premier cas, de Piers Bizony dans le second.

La question se pose aussi de savoir si, après Napoleon et 2001, une semblable entreprise éditoriale serait envisageable avec d’autres titres de la filmographie du maître, les Barry Lyndon, Orange mécanique, Full Metal Jacket, et l’on en passe: « Impossible à dire », sourit Mathias Augustyniak, non sans confier avoir été contacté par… Lee Unkrich, réalisateur de Monsters, Inc. et Toy Stoy 3, et « fan absolu » de The Shining… Affaire à suivre, donc, même si « All work and no play makes Jack a dull boy » (Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras), comme n’en finissait plus de l’écrire Jack Torrance…

2001 mis en boîte

2001, une odyssée de papier
© Taschen

Il y avait le précédent Napoleon: The Greatest Movie Never Made, somptueux volume compilant les archives d’un projet longtemps caressé par Stanley Kubrick. Poursuivant sa politique de prestige, Taschen édite aujourd’hui à 1500 exemplaires The Making of Stanley Kubrick’s 2001: A Space Odyssey, collection de quatre volumes dévolus au film qui, de l’avis général, révolutionna la science-fiction, mais aussi, plus fondamentalement, le cinéma. Présentées dans un écrin idoine -un coffret métallique d’un noir lustré, épousant les contours du fameux monolithe-, il y a là rassemblée une somme exhaustive d’informations, allant de la genèse du film à son impact. Si le corps de l’ouvrage n’est autre, en effet, qu’une version actualisée et enrichie de l’essai que lui consacrait Piers Bizony en 1994 sous le titre 2001: Filming the Future (traduit en français sous le titre 2001 Le futur selon Kubrick), de nombreux documents précieux y ont été adjoints -fac-similé du scénario original comme des notes de production, entretiens inédits avec les acteurs et divers techniciens et spécialistes des effets spéciaux, innombrables photographies de plateau… S’y ajoute le témoignage personnel de Arthur C. Clarke, mais encore une reproduction de la livraison du magazine satirique Mad de mars 1969, présentant 201 Minutes of A Space Idiocy. De quoi ravir fans hard-core et autres cinéphiles en fonds, en attendant, qui sait, une édition plus démocratique…

  • THE MAKING OF STANLEY KUBRICK’S 2001: A SPACE ODYSSEY, DE PIERS BIZONY ET M/M, 4 VOLUMES, EDITIONS TASCHEN, 1386 PAGES. DISPONIBLE EN ART EDITION (1000 EUROS) ET EN COLLECTOR EDITION (500 EUROS).

(1) Il se chuchotait toutefois à Childwickbury Manor que des discussions étaient en cours avec HBO pour le tourner sous forme de mini-série.

À lire également dans le Focus n°29-30 du 18 au 31 juillet, l’héritage de 2001.

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