« Beaucoup associent encore la comédie musicale à des spectacles un peu ringards »

Entourée par Frank Vincent (à gauche) et Gaétan Borg, Anne Mie Gils porte le rôle mythique de Norma Desmond dans la création en français de Sunset Boulevard. © ALEXANDRE MHIRI-PROCOPROD
Estelle Spoto
Estelle Spoto Journaliste

Le festival Bruxellons! ose, cet été, la création en français de la comédie musicale Sunset Boulevard. Apportant sa pierre à l’édifice de l’implantation de ce genre en Belgique francophone.

Mercredi 23 mai. Sous la charpente de l’ancienne grange du château du Karreveld, à Molenbeek, les musiciens de l’orchestre vont répéter pour la première fois ensemble – batterie, cordes, vents, claviers, percussions – la redoutable partition de Sunset Boulevard, créé début juillet, en français, au festival Bruxellons! « Allons-y pour l’ouverture! » lance le chef et directeur musical Pascal Charpentier. Le flot de notes, sinueux, déjà dramatique, s’élance jusqu’au plafond illuminé de chandeliers en fer forgé. Sunset Boulevard. Le « boulevard du Crépuscule », fameuse route de Los Angeles reliant Hollywood à l’océan et qui donna son nom, en 1950, à un film noir de Billy Wilder récompensé par trois Oscars. Ou comment le destin de Joe (William Holden), scénariste raté, croisa tragiquement sur ce même boulevard celui de Norma Desmond (Gloria Swanson), ancienne star du cinéma muet. En 1993, le film donna naissance à une comédie musicale, créée à Londres, sur une partition d’Andrew Lloyd Webber, auteur de monuments du genre comme Jesus Christ Superstar (1971), Evita (1976), Cats (1981) et The Phantom of the Opera (1986).

Chez nous, beaucoup associent encore la comédie musicale à des spectacles un peu ringards

Bruxellons! en a obtenu les droits pour la création mondiale en français, un événement de taille à l’occasion du 20e anniversaire de ce festival mettant les arts de la scène à l’honneur. « Grâce à la qualité de notre version d’Evita, montée au festival en 2016, les bureaux de Lloyd Webber nous ont donné accès à leur catalogue, explique Jack Cooper, co-metteur en scène du spectacle avec Simon Paco et coproducteur du festival. On monte Sunset Boulevard en français ici à Molenbeek avant Paris, avant le Québec! » Après Evita et La Mélodie du bonheur (en 2015), c’est la troisième fois que Bruxellons! mise sur une comédie musicale en tête d’affiche. Un pari audacieux dans un paysage belge francophone où le genre est pratiquement inexistant. Le risque est aussi financier. Avec 18 musiciens et 22 comédiens-chanteurs- danseurs sur une scène de 300 mètres carrés (sans compter le second niveau) montée en extérieur, le budget de cette production s’élève à « plusieurs centaines de milliers d’euros ». « Le spectacle est financé en fonds propres et par le tax shelter (NDLR: depuis 2017, les arts de la scène profitent de ce mécanisme où des sociétés peuvent investir dans une oeuvre et bénéficier en échange d’un avantage fiscal), précise encore Jack Cooper. Sans le tax shelter, ce serait impossible. Le festival doit aussi beaucoup à l’équipe de bénévoles et à la commune de Molenbeek, qui met le château à disposition. »

Trou noir

A l’étage du château, les comédiens-chanteurs tenant les rôles principaux discutent avec les deux metteurs en scène des motivations des personnages, analysant chaque réplique. C’est Anne Mie Gils, originaire de Mol et formée au conservatoire d’Anvers, qui a été choisie pour incarner Norma Desmond. « C’est bien simple: il n’existe aucune artiste francophone belge qui soit capable d’endosser ce rôle. Aucune! » lance Jack Cooper quand on l’interroge sur les choix du casting. Mais Anne Mie Gils n’est pas la seule Flamande de l’équipe. Oonagh Jacobs porte le rôle de Betty Schaefer, jeune rivale de Norma, et Steven Colombeen celui de Artie Green. Autour de la table, il y a encore deux Français: Gaétan Borg, dans le rôle de Joe, et Franck Vincent, dans celui du mystérieux serviteur Max. Cette distribution est significative. Dans la cartographie européenne de la comédie musicale, la Belgique francophone s’apparente grosso modo à un trou noir, comparativement à la Flandre et à la France voisines, où cette tradition est au contraire bien vivante.

Grease, en septembre 2017, au théâtre Mogador à Paris.
Grease, en septembre 2017, au théâtre Mogador à Paris.© Reynaud Julien/APS-Medias/ABACA

Un succès qui peut s’appuyer sur certaines structures. Côté flamand, Studio 100 est une société connue pour les programmes télé destinés à la jeunesse (le lutin Plop, Mega Mindy…) et les parcs d’attractions Plopsa mais aussi des spectacles à vocation historique et très ancrés en Flandre, comme Daens en 2008 (l’adaptation du film de Stijn Coninx sur la figure du prêtre militant Adolf Daens). Quant à la société anversoise Music Hall, dont les productions passent régulièrment par Forest National, elle s’est chargée de relayer des classiques de Broadway comme Les Misérables, The Phantom of the Opera ou encore Dracula. A Paris, c’est le théâtre Mogador qui rafle les classiques de Broadway comme Grease, Mamma Mia! , Chicago, ou encore Cats, mais aussi les adaptations officielles des dessins animés Disney comme Le Roi lion. Le Mogador a été racheté en 2005 par le groupe Stage Entertainment, basé à Amsterdam. Une énorme machine disposant d’un réseau européen pour faire rayonner ses productions, principalement en Allemagne, mais aussi en Russie, en Espagne et en Italie. Mais pas en Belgique. « Chez nous, beaucoup associent encore la comédie musicale à des spectacles un peu ringards avec des claquettes, affirme Jack Cooper. Mais le genre est tellement large! Il y a des comédies musicales sur tous les thèmes, sur la guerre, l’homosexualité… Et il y a des créations tout le temps. A Londres aujourd’hui, il y a plus de tickets vendus pour des comédies musicales que pour le cinéma. Ça prouve bien que ce n’est pas un art mineur. »

Alors que la Flandre, par essence davantage tournée vers les cultures anglo-saxonnes, a bien suivi les évolutions du musical façon Broadway, la Belgique francophone est peut-être restée coincée sur l’image un peu désuète de l’opérette, dont la comédie musicale découle. Tout en étant marquée par les spectacles français des années 1990-2000 du type Notre-Dame de Paris, Les Dix Commandements et Roméo et Juliette. « Mais il s’agit là de spectacles musicaux, plutôt que de comédies musicales, précise Simon Paco. Une comédie musicale est écrite dans sa totalité avec de la musique, avec des underscores même quand les comédiens ne font que parler. Alors que ces spectacles français sont plutôt des histoires entrecoupées de chansons. »

Sacrilège

« Sunset Boulevard est un très bel exemple de la manière dont la musique est utilisée pour transmettre les émotions dans les comédies musicales. Elle n’est pas un enjolivement: elle participe à l’action », lance pour sa part Gaétan Borg. C’est en bossant pour Stage Entertainement que ce dernier a acquis un savoir-faire international. « Ces spectacles ont déjà été créés. L’équipe américaine ou britannique débarque et on reproduit le spectacle dans une autre langue, mais à l’identique, un peu comme on monte un meuble Ikea. » Le Français a passé deux ans et demi aux Pays-Bas, intégrant le casting de Dirty Dancing et de Mamma Mia! Il a dû pour cela apprendre la langue de Vondel.

La comédie musicale Notre-Dame de Paris, au colisée de Roubaix.
La comédie musicale Notre-Dame de Paris, au colisée de Roubaix.© belgaimage

Le multilinguisme étant un avantage non négligeable dans ce domaine. « J’avais des monologues en néerlandais. Ils ont ajouté une petite blague pour faire comprendre que j’étais un touriste français. Du coup, je n’avais pas la pression de l’accent. » Oonagh Jacobs a fait le trajet linguistique en sens inverse: elle a appris le français pour intégrer l’équipe de Cats à Mogador, son premier contrat après sa sortie du conservatoire d’Anvers. « Les auditions ont été très longues. Je crois qu’il y avait sept tours. Et on était à peu près 800 candidates. » Créer Sunset Boulevard en français reste pour elle un fameux défi. Comme pour Anne Mie Gils. « C’est la première fois que je joue une comédie musicale en français, même si j’ai déjà chanté en français dans des groupes, des chansons de Dalida, Edith Piaf, Maurane… », déclare cette dernière.

Pas une sinécure donc, mais la traduction de tout le texte du spectacle en français était incontournable pour l’équipe de Bruxellons! « Après Evita, certaines personnes nous ont dit que c’était un sacrilège de traduire le texte original, mais ce qui est un vrai sacrilège, c’est que les gens ne puissent pas comprendre! » s’enflamme Jack Cooper, qui a lui-même pris en charge la traduction en tandem avec Simon Paco. La traduction est essentielle, pour les chansons aussi, complète ce dernier. Dans la comédie musicale, quand la parole ne suffit plus au personnage, il se met à chanter. Mais si quand il chante le personnage passe du français à l’anglais, on passe à côté de l’histoire. » « Reste que certaines choses sont intraduisibles, renchérit Franck Vincent, passé quelque temps par Charleroi en 2002 pour incarner un des Dupondt dans Tintin et le temple du soleil. Dans Le Magicien d’Oz, on n’a par exemple pas été jusqu’à traduire le refrain de Somewhere Over the Rainbow… «  Au-delà des spécificités, certains airs sont universels.

En avant la musique!

© Studio Daoudi

Si l’été sera marqué par la création en français de Sunset Boulevard, la rentrée dans les deux plus grands théâtres bruxellois se fera aussi en musique. Le premier spectacle du National, Sylvia (du 25 septembre au 12 octobre), s’annonce comme un opéra pop écrit et mis en scène par Fabrice Murgia autour de la figure de la poétesse américaine Sylvia Plath, sur une musique composée par An Pierlé, présente sur le plateau au sein d’un quartet. Au KVS, c’est L’Homme de la Mancha qui ouvrira la saison (du 14 au 27 septembre), soit la version française de la comédie musicale créée à Broadway en 1965, présentée pour la première fois à la Monnaie en 1968, dans une traduction de Jacques Brel, incarnant lui-même Don Quichotte. C’est Filip Jordens, connu pour son projet Hommage à Brel, qui reprendra le rôle. On citera encore, pour la période des fêtes de fin d’année, la version française de Next to Normal, à Bozar (du 26 décembre au 6 janvier), exemple parfait du renouveau de la comédie musicale au xxie siècle aux côtés d’ Avenue Q, Billy Elliot ou American Idiot. Monté aux Etats-Unis en 2008 et récompensée par un prix Pulitzer, Next to Normal brosse le quotidien de Diana Goodman, mère de famille bipolaire. Le spectacle sera présenté par le festival Bruxellons ! en avant-première à Bozar les 4 et 5 septembre.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content