Yves Klein, plongée dans le grand bleu

Yves Klein and the Blue Globe, 14 rue Campagne-Première, Paris, 1961. © Yves Klein, ADAGP, Paris/Sabam, Bruxelles, 2017. Photo: Harry Shunk et Janos Kender. (c) J. Paul Getty Trust
Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

Avec Le Théâtre du Vide, Bozar consacre une exposition monographique à Yves Klein, artiste majeur du XXe siècle et étoile filante dont le nom est à jamais inscrit au firmament de l’art contemporain.

L’on a trop vite fait de ranger Yves Klein derrière le bleu IKB -le fameux « International Klein Blue », un médium fixatif dont la formule a été déposée en 1960 à l’Institut national de propriété industrielle- de ses monochromes. Ce qui en résulte est regrettable: à la façon d’une synecdoque, la partie cache le tout. Du coup, on passe à côté de rien moins que l’un des trois artistes fondateurs du XXe siècle. Car ce que Klein préfigure est énorme, presque trop grand pour un seul homme. Son oeuvre annonce tout à la fois l’art conceptuel -l’idée qui prend le pas sur l’objet-, la performance, l’installation, le Body Art -le corps a la parole-, ou encore le Land Art -la nature comme principe actif de création. Première grande monographie consacrée à ce plasticien français (1928-1962) en Belgique depuis les années 60, Le Théâtre du Vide a été mis sur pied par les équipes curatoriales de la Tate Liverpool, emmenées par Darren Pih. Le « senior curator » britannique revient sur l’apport de Klein à l’Histoire de l’art. « Je considère Yves Klein comme un artiste pivot. D’une part, sa démarche est liée aux mouvements d’avant-garde qui précèdent, à l’instar d’un Kasimir Malevitch et de son exploration des potentiels du monochrome. De l’autre, Klein s’inscrit dans la lignée de la création artistique de l’immédiat après-guerre, celle-ci était dominée par l’introspection existentielle et une forme d’expressionnisme dominé par le geste. Il préfigure tout ce qui se développera dans les années 60, du minimalisme au Pop Art. »

Si l’on ne peut résumer Klein au bleu, c’est bien de cette couleur que découle l’ensemble de son travail. Au départ, il éprouve une véritable fascination pour l’azur du ciel qu’il a entrepris de s’offrir à la faveur d’un geste appropriationniste aussi précoce que frondeur. Sur la plage de Nice, il n’a pas 20 ans et décide de haïr les oiseaux qui « font des trous » dans ce qu’il considère comme « son plus grand tableau« . Il y a aussi les pigments qui aimantent son oeil. Merveilleux purs, ils déchoient sur toile. Chaque fois qu’ils sont mélangés à l’huile ou à la colle, Klein constate une « incandescence perdue« . En raison de cette déception renouvelée, Yves Klein va solliciter Édouard Adam, son marchand de couleurs, pour mettre au point une préparation n’altérant pas la luminosité de l’outremer 1311, ton lointain et hiératique par excellence qu’il adopte. L’artiste va se servir de cette matière première unique pour en faire un usage bien particulier. Plus question pour lui de soumettre le beau à autre chose qu’à lui-même, histoire de laisser voir la couleur dans toute sa splendeur. « Le monochrome reflète la vision de Klein de la manière la plus claire qui soit. Soit le primat qu’il accorde à la perception. Son but était de libérer l’oeuvre d’art de toutes les contraintes matérielles et spatiales. En ce sens, chaque monochrome IKB est une porte ouverte sur l’infini« , commente Darren Pih. Par ce geste fort, Klein décide de rompre avec la longue tradition occidentale du jeu de la représentation. Il congédie l’art du passé, celui de la ligne et de la forme. Il entend par là rendre sensible un au-delà du visible ou pour le formuler à sa manière « dépasser la problématique de l’art« . C’est tout le propos de Gilles Deleuze lorsqu’il entreprend de rendre compte de la peinture de Francis Bacon: « En art, en peinture comme en musique, il ne s’agit pas de reproduire ou d’inventer des formes, mais de capter des forces. C’est par là même qu’aucun art n’est figuratif. Ce que résume la célèbre formule de Klee « non pas rendre le visible, mais rendre visible ». La tâche de la peinture est définie comme la tentation de rendre visible des choses qui ne le sont pas. » Aucun doute, Klein a réussi ce grand renversement. Il ne dit rien d’autre lorsqu’il écrit: « Sentir l’âme sans l’expliquer, sans vocabulaire et représenter cette sensation… C’est, je crois, l’une des raisons qui m’ont amené à la monochromie. »

Présence de l’absence

Mais Yves Klein n’aura de cesse de dépasser ce qu’il a effleuré du doigt avec les monochromes. Soit ce désir d' »immatérialisation » qu’il entend obtenir par le biais d’une « dématérialisation ». Ses performances sont à comprendre en ce sens. Selon Darren Pih, elles témoignent déjà d’un changement de paradigme quant au statut de l’artiste: « Celui-ci n’est plus le « maker », celui qui fait, mais celui qui orchestre, met en scène, ritualise. » Emblématiques de ce mouvement d’épuration sont également ses fulgurantes « peintures de feu ». On pense tout particulièrement à ce qu’il a expérimenté dans le centre d’essai de Gaz de France. Là, en compagnie d’Alex Kosta, un ami artiste déguisé en pompier qui asperge le support pictural de trombes d’eau, Klein se sert d’un puissant lance-flammes à la manière d’un pinceau pour signer des compositions ignées. Mieux, il embarque des modèles dans l’aventure pour « enregistrer le souvenir de leur présence« . Cette « présence de l’absence » qu’Yves Klein cherche à fixer de manière pérenne constitue un temps fort de l’art contemporain coincé entre le sacré -le Saint-Suaire de sainte Véronique- et la profanation -Klein ayant été fortement marqué d’apprendre que, lors de l’explosion de la bombe atomique d’Hiroshima, la silhouette de certains individus avait été comme décalquée à même les murs des bâtiments. Un double horizon qui le situe bien au-delà du bleu.

Yves Klein. Le Théâtre du Vide, Bozar, 23 rue Ravenstein, à 1000 Bruxelles. www.bozar.be du 29/03 au 20/08.

Cinq artistes marqués directement par l’oeuvre artistique de Klein

L’héritage de Klein est considérable. Le curateur Darren Pih a identifié plusieurs légataires contemporains dont le travail s’inscrit dans la lignée du plasticien français.

– James Turrell: Le 28 avril 1958, Klein inaugure son exposition La Spécialisation de la sensibilité à l’état de matière première en sensibilité picturale stabilisée. Soit, ce que l’on désignera par la suite comme l’exposition du « Vide ». Il s’agit d’une galerie vidée de toute présence. Le tableau se trouve dans tout l’espace du volume de la galerie, à la fois invisible et présent. Impossible de ne pas faire le lien avec le travail de l’artiste américain dont les médias d’expression sont la couleur et l’espace.

– James Lee Byars, Alexandra Pirici et Manuel Pelmus: Pour matérialiser l’échange avec le spectateur inhérent à la dimension de création artistique, Klein va imaginer un moyen d’objectiver cette transaction imperceptible. Il propose la cession d’une « zone de sensibilité picturale immatérielle« , un protocole au travers duquel l’artiste et le bénéficiaire échangent un récépissé contre une certaine quantité d’or. Le must? Brûler le récépissé en question pour que l’événement reste dans le cadre de l’immatériel. Ce geste à la fois poétique et conceptuel préfigure les démarches d’un James Lee Byars, d’une Alexandra Pirici ou encore d’un Manuel Pelmus.

– Enfin, même s’il n’est pas évoqué par le curateur, on ne peut s’empêcher de classer Anish Kapoor dans les descendants d’Yves Klein lorsqu’il fait l’acquisition de son « ultra noir », couleur dont la capacité à absorber la lumière est de 99,96 %. Seule différence, le caractère non-exclusif: le bleu de Klein est resté accessible aux autres artistes chez le marchand de couleurs Édouard Adam…

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