Sortie de Table (2/5): durant la journée, le nightclubbing continue, c’est le fooding

Gordon Ramsay © YouTube
Serge Coosemans
Serge Coosemans Chroniqueur

Série d’été: durant les vacances, en bonus à Sortie de Route, Serge Coosemans nous fait part de ses notes, de ses trouvailles et surtout de son désarroi de voir la culture pop à ce point envahie par le Fooding. Une mini-série en 5 épisodes où il sera beaucoup question de chefs plus rockstars que Jimmy Page, de Soleil Vert et de Vice Magazine nous jouant sa Maïté…

C’est à la génération qui a entamé la trentaine en 2000 que l’on devrait cette obssession actuelle pour la bouffe. C’est du moins ce qui se raconte ; un storytelling sans doute pas tout à fait véridique mais fort commode et même convaincant. Selon ce scénario, tout ça, c’est bien entendu principalement de la faute au bobo. Aux Etats-Unis, le « limousine liberal » et le « champagne socialist » sont plutôt positivement croqués par David Brooks dans son essai de 2000, Bobos in Paradise, bouquin où l’auteur se montre assez enthousiaste à l’idée que l’omniprésent yuppie cynique et consumériste des années 80/90 se fasse enfin remplacer par un modèle social plus créatif, eco-friendly et presque néo-hippie. En France et donc aussi un peu en Belgique, où les polémiques hexagonales s’exportent mieux que le fromage, le concept du « gauchiste pété de thunes » est par contre accueilli avec considérablement plus de scepticisme. Le bobo se voit moqué, conspué, caricaturé par des personnalités aussi différentes qu’un Eric Zemmour alors encore au stade de prototype, Raymond Barre, Renaud, les habituels éditorialistes de magazines réac (ou pas) ainsi que les habituels piliers de comptoirs. Cette petite bande prête au bobo tous les soi-disants maux modernes, de la gentrification des quartiers ouvriers à la féminisation de la société, en passant par l’obssession d’une cuisine aussi fusion que jouette qui se fout des traditions et du sérieux jusque-là associés à la gastronomie française ; ce plaisir d’adultes, ce hobby de grands bourgeois. C’est dans Nova Magazine, mensuel justement considéré comme La Bible des Bobos, qu’écrit à cette époque le journaliste gastronomique Alexandre Cammas. Interviewé dans le dernier numéro de Gonzaï, Cammas explique qu’il cherchait dans ses chroniques à y « désexpertiser la bouffe », à la désacraliser, à incarner au travers de ses coups de coeur « le cool en gastronomie » et même à tenter de mettre à mal « la puissance du Guide Michelin », cette référence absolue de la cuisine à papa. Pour y arriver, séduire un large lectorat donc, toutes les recettes pour rendre « branchée » une rubrique qui intéressait a priori moins les lecteurs que les critiques musicales et les potins gay étaient bonnes. La colonne Fooding de Nova s’orna vite de cette tagline très significative : « pendant la journée, le nightclubbing continue, c’est le fooding ». Presque une déclaration de foi, en tous les cas un angle comparable à celui de la French Touch en musique: décomplexé, enjoué, en baskets, en t-shirt, cherchant le fun, des mixs improbables, le tout saupoudré de ce second degré aussi permanent qu’assez irritant. C’était une mise en scène un peu mensongère aussi, car on sait tous que le nightclubbing en journée n’est pas le fooding mais l’after. Où l’on mange surtout de la chimie par le nez.

Ma petite entreprise ne connaît pas la crise (de foie)

Lorsque Nova Mag disparaît en 2004, Cammas passe chez Libé, puis à l’Obs, avant de définitivement transformer son concept de Fooding en véritable entreprise indépendante, en 2008 ; une marque qui édite depuis des guides et organise des évènements. Cammas n’a bien entendu pas inventé grand-chose, tout au plus bien capté l’air du temps. A ses débuts, cette idée de désacraliser la gastronomie est en fait vraiment partout. Jusque là plutôt discrets, leurs frasques et leurs caractères hors-normes n’étant connus que des initiés, des chefs deviennent non seulement des personnalités médiatiques mais affichent aussi de véritables comportements de rockstars. C’est en 2000 que sort Kitchen Confidential d’Anthony Bourdain, best-seller où le célèbre chef américain confesse notamment son passé polytoxicomane et balance quelques secrets de cuisines assez gratinés ; le tout sur un ton franc et rigolard, dans le style du Wolf of Wall Street. Le bouquin est un carton commercial qui fait naître de nombreuses vocations chez les branchés anglo-saxons. Devenir cuisinier devient aussi hot qu’apprendre à mixer. C’est aussi plus ou moins à cette même période que l’on peut voir Jamie Oliver incarner The Naked Chef, promenant tout au long du show un certain sens de la coolitude, et le turbulent Gordon Ramsay commencer à insulter les commis maladroits dans Boiling Point et Faking It. Cela nous change considérablement de Julie Childs, de Martha Stewart et même de Maïté, de toutes ces émissions pratiques et polies pour ménagères désoeuvrées. Au début de ce siècle, le show culinaire devient de la télévision sexy devant laquelle se marrer mais aussi apprendre à changer ses habitudes alimentaires pour un mieux, tout particulièrement au Royaume-Uni. 15 ans et au moins 50 concepts de télé-réalité plus tard, le bobo n’existe plus vraiment mais les générations et les niches sociales plus récentes ont gardé ce rapport décomplexé à la bouffe; ce kif qui semble aujourd’hui aller de soi, être là depuis toujours et parti pour durer, comme le wifi et les smartphones. Plus qu’une passion, la bouffe est tout simplement devenue un élément du kit identitaire de base, quelque-chose qui fait se pavaner sur Instagram quidams et célébrités. D’ailleurs, on ne sait plus très bien si la célébrité est utilisée pour rendre la bouffe sexy ou la bouffe pour garder la célébrité dans le coup.

Difficile de faire constat plus houellebecquien

Toujours dans ce même dernier numéro de Gonzaï, Alexandre Cammas a une réponse toute faite quand on lui demande pourquoi la bouffe est devenue à ce point indissociable du mode de vie bobo, post-bobo, hipster, yuccie: « Le restaurant est le seul moyen, quand tu as atteint un certain âge, de respirer in vivo l’air du temps. Tu ne vas plus en boîte de nuit, rarement en festival. Ces restaurants sont de jolis endroits où l’on te sert une jolie bouffe et où tu te sens traité comme une jolie personne. Ainsi, tu gagnes du temps sur l’âge, tu restes un peu jeune. Les restaurants, en rajeunissant leur image, donnent l’illusion aux mecs de ma génération (ndlr: la quarantaine) qu’ils sont encore dans le coup. A partir du moment où tu as un gamin, que tu penses à acheter un appart, ta vie change (…) En dix ans, il y a plein d’endroits qui ont ouvert et où tu manges bien. En vérité, ce sont les mêmes personnes qui ont pris dix ans qui fréquentent ces endroits. Des personnes qui ne vont plus se geler sous la pluie à fumer des clopes, se saoûler… Pour quoi faire, d’abord? Ces gens ne draguent plus, ou en cachette, puis ils doivent toujours rentrer chez eux, bien présenter devant la baby-sitter. Donc, tu as cette génération d’un côté et de l’autre, la tienne (ndlr: l’auteur du papier que je cite ici est en fin de vingtaine) qui veut vieillir beaucoup plus vite, kiffer la vie d’adulte en dépensant tout de suite son argent. » Difficile de faire constat plus houellebecquien, commente Gonzaï. L’obssession de la bouffe serait-elle donc une forme de résignation face à l’ennui, au temps qui passe, à la logique occidentale, à la mort? Dans Soumission, Michel Houellebecq lui-même semble s’en amuser, citant Huysmans: « la gourmandise s’était introduite chez eux comme un nouvel intérêt, amené par l’incuriosité grandissante de leurs sens, comme une passion de prêtres qui, privés des joies charnelles, hénissent devant des mets délicats et de vieux vins ». Autrement dit, on arrête de sortir, on arrête la drague, on arrête la drogue, on arrête le sexe et on finit par ne ressentir de plaisir qu’en humant un pot-au-feu ? Bouffer, une forme de nihilisme hédoniste? Allons, donc.

> Prochain épisode : le vendredi 31 juillet 2015

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