Sortie de Table (1/5) : Le XIXe siècle sortait à l’opéra, le XXe allait au cinéma, le XXIe se fait une bouffe

La cuisine de Martin Morales, une des idoles des nouveaux foodies du XXIe siècle. © cevicheuk.com
Serge Coosemans
Serge Coosemans Chroniqueur

Série d’été : durant les vacances, en bonus à Sortie de Route, Serge Coosemans nous fait part de ses notes, de ses trouvailles et surtout de son désarroi de voir la culture pop à ce point envahie par le Fooding. Une mini-série en 5 épisodes où il sera beaucoup question de chefs plus rockstars que Jimmy Page, de Soleil Vert et de Vice Magazine nous jouant sa Maïté…

Je n’irai pas jusqu’à dire que j’en rêvais mais gamin, je voyais d’un très bon oeil la pilule-repas, cette vieille idée de science-fiction, ce fast-food absolu. Dans les magazines et à la télévision, on la présentait comme la solution à la faim dans le monde. Moi, je pensais surtout que si bouffer devait soudainement prendre moins de temps que de se brosser les dents, cela permettrait d’en consacrer beaucoup plus à ses marottes : la musique, le cinéma, le dessin, le jeu vidéo, se toucher la nouille. Dans l’Almanach 2001 du magazine Actuel, un certain Manfred Kroger, professeur de sciences nutritives à l’Université de Pennsylvanie, remettait toutefois les pendules à l’heure. Si on devait alors fabriquer une pilule-repas, expliquait-il, il aurait fallu gober « l’équivalent de 600 aspirines, un cachet d’un demi-kilo, pour ingérer 2000 calories ». La techno-science était prête ou presque, mais la culture ne l’était pas et le marché encore moins. Beaucoup d’experts pensaient que l’humanité n’avalerait jamais ça, « sauf dans l’espace où nul ne vous entend gerber », terminait l’article.

Juillet 2015. La pilule-repas m’a désormais tout l’air d’une idée aussi rétro-futuriste que la voiture volante, qu’un film comme Blade Runner nous promettait pourtant déjà usée en 2019. La bouffe est partout, imprègne la culture-pop comme le jus de choucroute les petites saucisses dans un snack teuton. Il y a cette phrase qui rebondit d’un magazine lifestyle à l’autre : « le XIXe siècle sortait à l’opéra, le XXe allait au cinéma, le XXIe se fait une bouffe. » Moi, ça m’angoisse. Moins que les perches à selfies mais quand quelqu’un me sort, comme ça arrive tout de même souvent depuis 4 ou 5 ans, que « la bouffe est au coeur de son existence », c’est à chaque coup le gros vertige existentiel, le rappel en pleine poire de notre terrible insignifiance cosmique d’estomac vaguement doté d’un cerveau. And it follows, comme disait l’autre. L’obsession food contamine comme un bon vieux staphilocoque doré. Je ne compte plus le nombre de discussions entre amis où, en toute logique, on aurait du causer musique, cinéma, web, politique, bouquins, bédés, alcools, drogues, sexe, dire du mal des absents, se plaindre du piétonnier, balancer deux ou trois grosses conneries sur les Grecs et où, au final, on a surtout causé bouffe.

Et quand je dis « causé bouffe », je n’entends pas s’échanger quelques bonnes nouvelles adresses et se foutre de la gueule du couillon de service de l’émission de télé-réalité culinaire culte du moment. J’évoque de longues discussions sur des marques de couteaux, des idées de découpes de viande, des observations sur certains temps de cuisson, des comparaisons de recettes de poissons qui étaient encore considérés comme du mou pour chats il y a 2 générations de chats. Ces gens qui causent ne sont pas des jeunes hipsters, des yuccies, des foodies ou des bloggeuses à 2000 followers et 1000 fois moins de neurones ; ce genre de zombies modernes. Ce sont des gens qui, il y a 2 générations de chats, parlaient surtout de magazines pointus, de techno d’arrachés, de MDMA, de jeux vidéo, de synth-punk, de cocktails à base de vodka et d’energy drinks bizarres, de cinéma pervers… autour d’un simple plat de pâtes servant surtout d’alibi à vider le gros rouge. En attendant la livraison de cocaïne.

Il est vrai que je vis maintenant avec quelqu’un qui travaille dans la bouffe. A Noël, ma Reine du Fenouil m’a offert un bouquin de photos de Dennis Hopper. Moi, un Ottolenghi. A chaque occasion-cadeau, il y a d’ailleurs un Ottolenghi qui vole. Ou un Donna Hay. Ou le Ceviche de Martin Morales. Ou le Japanese Soul Cooking de Tadashi Ono… Ces bouquins de cuisine sont des phénomènes éditoriaux qui génèrent une véritable excitation geek, comparable à celles que peuvent provoquer des comic-books de collection ou des vieux vinyles. Ils sont considérés comme des cadeaux de valeur, presque prestigieux, des « beaux livres » quasi davantage destinés aux tables basses qu’aux plans de travail. Pour ma grand-mère ou ma mère, un livre de cuisine était vu avec à peine plus de considération qu’un guide routier, un truc utile mais absolument pas sexy, encore moins excitant ou branché. Le cadeau sans imagination du mari à qui offrir une cravate en retour. Pour certaines filles que j’ai connu plus jeune, offrir un bouquin de cuisine était même carrément perçu comme dégradant, (sous-entendu : « zyva Meuf, fais péter la bouftance »). Bien fini, tout ça. Désormais, le bouquin de cuisine relève du food porn le plus chic. Mais comment en sommes-nous arrivés là ?

Il y a différentes théories et j’ai envie de suivre celle qui assez bien évoquée dans le dernier numéro de Gonzaï, une revue culturelle qui semble elle aussi soudainement quelque peu bodysnatchée par l’obssession foodie. « La bouffe appartient désormais au domaine du divertissement. Il existe un penchant grand public qui semble hanter la majorité des chaînes de télévision, une version « bien-être » avec les potagers communs du dimanche, puis sa version branchée institutionnalisée par le Fooding », nous y écrit Thomas E. Florin en ouverture d’un reportage sur la Brasserie Barbès, une sorte de rutillant Café Belga nouvellement installé dans l’un des quartiers les plus pauvres de Paris. Pif-paf-Epiphanie, en lisant ça, me tombe dessus comme une idée-clé : c’est qu’il faut être un minimum initié pour pleinement apprécier la techno de Detroit, l’Art Brut, le cinéma seventies, le hip-hop, le punk, le free-jazz, les Freaks Brothers ou n’importe quelle culture un peu clanique, imperméable, cryptée. Par contre, à partir du moment où la gastronomie est désacralisée, bousculée, démocratisée ; que ses côtés traditionnels, ringards et chichiteux sont karcherisés, que le jugement d’un utilisateur Yelp vaut bien celui d’un guide Michelin, qu’une culture de connaisseurs devient très DIY et jouette, manger et faire à manger redevient très vite une joie simple offerte à tous. Une aventure gustative, un retour aux kifs primaires de l’enfance. Une culture dominante, tout simplement.

Et donc, je m’y perds là-dedans, moi, l’enfant qui voyait d’un très bon oeil les pilules-repas du futur à gober entre deux paquets de chips cancérigènes. Adulte régulièrement sans le sou, j’ai d’autant moins de passion à consacrer à la bouffe que lorsqu’il m’arrive d’avoir 80 balles à claquer, je préfère de loin les claquer au bar en liquides variés lors de nuits potentiellement aventureuses qu’en début de soirée assis devant un tartare de thon dans un endroit très aseptisé avec du bête Morcheeba en fond sonore. Ca n’aide pas à passer pour moins déclassé que je traîne aussi un bagage culturel devenu presque inutile, des connaissances sur la littérature américaine, le cinéma du Nouvel Hollywood et le clubbing eighties/nineties qui intéressent désormais moins mes interlocuteurs que le nombre, la taille et surtout l’utilisation que je fais des couteaux Wüsthof qui traînent dans ma cuisine. Je déteste Kendrick Lamar et Daft Punk mais les gens s’en foutent, ils n’ont pas envie de savoir pourquoi, encore moins de débattre, ils trouvent plutôt impardonnable que je conchie l’idée de bruncher le dimanche et pensent urgent de me convertir à ce genre de nouvelles messes sociales. Jusqu’ici plutôt bon client d’à peu-près 70% des pièges à branchés, des sous-cultures émergeantes et de quelques autres hypes apparues depuis 1980, voilà donc tout simplement que je conteste de tout mon coeur le principal kif dominateur de l’époque. C’est l’idée de cette mini-série estivale : raconter mon désarroi, mes questionnements, mes remarques, mes observations et quelques blagounettes en rapport avec la place envahissante de la bouffe dans la culture-pop contemporaine. Sortie de Route, côté cuisine.

Serge Coosemans

> Prochain épisode : le vendredi 17 juillet 2015

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content