« Osons un Whitney Museum européen »

Régis Debray © EPA/Chema Moya
Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

Invité par la fondation Boghossian, à Bruxelles, Régis Debray partagera ses réflexions sur l’art contemporain et le rôle des musées. Pour Le Vif/L’Express, il livre en primeur les bases de son argumentation.

Philosophe et écrivain, Régis Debray est une figure marquante de l’intelligentsia française. Connu pour sa théorie critique de la transmission nommée médiologie, il a également signé un ouvrage majeur en matière d’art, Vie et mort de l’image (éd. Gallimard, 1992). Cette expertise lui a valu l’invitation de Nicola Setari, chercheur, curateur et écrivain, qui a conçu Embassy of Uncertain Shores, un programme de conférences-performances, pour la fondation Boghossian. Le 20 octobre, ce cycle se penchera sur la question de la nécessité d’un autre musée d’art contemporain à Bruxelles à travers un débat intitulé « Le musée imaginaire. A-t-on besoin d’un autre musée d’art contemporain? » (1). Eléments de réponse.

Dès 1992, votre essai Vie et mort de l’image dénonçait le règne du « visuel » et notre incapacité à regarder. Pourriez-vous rappeler les grandes lignes de cette histoire du regard en Occident?

« C’est le regardeur qui fait le tableau », disait Marcel Duchamp, et l’histoire du regard a commencé bien avant qu’il y ait des tableaux et des musées. Je distinguais dans cet ouvrage trois étapes en Occident: un âge magico-religieux, celui de l’idole ou de l’icône, où le vu renvoie vers l’invisible; un âge esthétique qui métamorphose le sacré en oeuvre d’art, l’art étant alors « le beau fait exprès »; enfin, je pointais une ère, la « vidéosphère », dans laquelle l’oeuvre devient objet de consommation ou de spéculation. Cela dit, les trois moments peuvent se combiner: la télévision ne nous empêche pas d’aller au Louvre. Le regard d’adoration est sacral, le regard esthète est humaniste et le regard économique est transhumaniste, pour ainsi dire. Les nouvelles images ne sont plus créées de main d’homme mais fabriquées par des logiciels. L’image est numériquement modifiée, comme il y a des plantes génétiquement modifiées. C’est du « visuel ». J’entends par là toute image à laquelle ne correspond pas une expérience personnelle et vécue.

Que disent de la société occidentale les images qui circulent aujourd’hui? Et, surtout, quels sont leurs effets et leur pouvoir sur notre façon d’appréhender le monde?

Les images disent beaucoup sur l’état du monde et, surtout, elles le disent avant les écrivains et les philosophes. C’est le banc d’essai de l’histoire. La peinture néoclassique de David annonce la Révolution française, Chirico le surréalisme et Warhol, la société de consommation. Une société où les hommes politiques se font élire sur leur image et non pas sur un programme. L’audiovisuel, ou « l’idiovisuel », découle de cette invention capitale que fut la photographie au XIXe siècle, qui exclut l’idée abstraite et générale au bénéfice du particulier en chair et en os. Baudelaire avait compris qu’en sortirait un exhibitionnisme à la portée de tous. La démonstration du tout à l’ego. Le selfie remplace aujourd’hui l’autographe.

Pour Régis Debray,
Pour Régis Debray, « l’esthétique doit être au plus près de la vie ».© BELGA IMAGE/Vincent Muller

Votre discours sur l’art contemporain est critique, vous évoquez son impossibilité à générer une vraie transmission culturelle ainsi que sa concentration sur la communication…

Je n’ai pas de discours sur l’art contemporain. Il s’en charge lui-même, puisque moins il y a à voir, plus il y a à dire. Quand tout est de l’art, on ne sait plus ce qui l’est réellement. Aujourd’hui, tout est « arty », que ce soit le mobilier, l’automobile ou la coiffure.

Aujourd’hui, les institutions culturelles semblent accorder une place plus importante à la performance et aux arts dits « vivants ». Comment interprétez-vous ce phénomène?

J’y vois le symptôme du passage de la société du spectacle à celle du contact. On ne veut plus regarder mais sentir, en direct, à chaud. L’esthétique doit être au plus près de la vie. C’est très emblématique d’une société émotionnelle qui rejette la distance et veut de la proximité, qui préfère la présence à la représentation, ou la trace au signe.

Quand tout est de l’art, on ne sait plus ce qui l’est réellement

Le 20 octobre, vous serez à la fondation Boghossian pour répondre à la question « A-t-on besoin d’un autre musée d’art contemporain? » Cette question est cruciale pour Bruxelles qui vient de signer un partenariat avec le Centre Pompidou. Quel sera le sens de votre argumentation?

On a calculé qu’il s’ouvre dans le monde un musée par semaine. Dans le contemporain, ils se ressemblent tous. C’est le standard interchangeable qui se balade du Qatar à Bilbao, de Tokyo à Chicago, de Los Angeles à Budapest. La séquence américaine, disons Pollock, Rauschenberg, Warhol, Sol LeWitt et Jeff Koons. Cela plaît beaucoup mais le danger, disait Duchamp, c’est toujours de plaire au public. C’est un art objectal, industriel, conceptuel, qui manque singulièrement de poivre et de sel. N’ajoutons pas un monument de plus à la gloire de l’hégémonie américaine. Ne faisons pas un énième sous-MoMA. Georges Balandier, l’africaniste qui vient de décéder, disait que la colonisation était un fait social total où les arts ont toute leur place et même la première. Ne soyons pas, nous Européens, les Africains de l’Amérique avec une énième exposition coloniale. Ou alors, osons un festival des arts nègres, pour narguer la métropole. Pourquoi ne pas faire à Bruxelles, capitale de l’Europe, l’équivalent d’un Whitney Museum, qui est un musée d’art exclusivement américain? Pourquoi pas un musée européen, où l’on montrerait nos inventions continentales? Si les Américains ne se gênent pas pour être nombrilistes, pourquoi ne pas leur rendre la pareille?

Imaginez-vous une façon de montrer l’art contemporain qui échappe à l’appauvrissement généralisé auquel vous faites référence?

Je ne suis pas curateur… Demandez à Nicola Setari. Il faudrait évidemment inclure du numérique.

Cette possibilité doit-elle émaner de l’Etat ou de la société civile?

L’Etat peut voir loin mais il n’a plus de sous. La société civile en a, mais elle a un peu le nez rivé sur le guidon, le blockbuster du moment. Le mécénat et les ministères ne sont pas brouillés, que je sache. Cela s’appelle un partenariat.

(1) Le 20 octobre, à 19 heures, à la fondation Boghossian (villa Empain) à Bruxelles. www.fondationboghossian.com

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