La peinture aux confins du réalisme

Al's Diner #2, Robert Guiewek, 2011. © Courtesy of Louis K. Meisel Gallery, N.Y.

Cet été, le musée d’Ixelles accueille une ambitieuse rétrospective consacrée au photoréalisme, courant pictural méconnu qui donne le vertige et sème le trouble sur ses intentions.

Ici, un cinéma ou un bar tout droit sortis de notre imaginaire filmique des années 1970. Là, l’asphalte moucheté de soleil d’une rue de banlieue. Ailleurs, la parfaite rutilance d’une Chrysler ou d’une Harley. Ici encore, le reflet des néons après la pluie, sur le parking d’un diner ou d’un motel au crépuscule… Que signifie cette inlassable exploration des grands thèmes américains, cette ode à l’identité pour le moins virile et conquérante d’une société de consommation dont on paie aujourd’hui les conséquences délétères? Est-on dans la sublimation ou la dénonciation? Et que vient faire cette rétrospective sur le courant photoréaliste au musée d’Ixelles? Telles sont les questions qui ne manquent pas d’affleurer tandis qu’on déambule parmi les grands formats peints à l’huile de la première génération de ces artistes méconnus qui ont récemment bénéficié d’une tournée européenne au succès retentissant.

« Après l’exposition consacrée à Duane Hanson voici deux ans, il nous semblait évident de nous inscrire dans une continuité en accueillant cette exposition à la fois historique et inédite, qui révèle de nombreuses clés pour comprendre le retour à la figuration auquel on assiste un peu partout aujourd’hui », explique Claire Leblanc, directrice du musée. « Peu importe qu’il s’agisse ou non d’une critique sociale: ces artistes se sont immergés dans la peinture pure et la construction formelle de l’image, dans le plaisir de peindre pour peindre. Ils ont défini un équilibre trouble, un va-et-vient permanent entre réalisme et picturalité qui touche à ma propre définition de la poésie, cette faille qui s’ouvre dans le réel. » Ces oeuvres demandent du temps, aussi bien pour les peindre que pour les apprécier. Au premier regard, on pourrait penser qu’il ne s’agit que de la reproduction fidèle d’une photographie: quel en serait donc l’intérêt, hormis le fait de bluffer le public à grands coups de prouesses techniques et d’un patient travail de copiste? Mais si l’on prend la peine de pénétrer le tableau, on comprend qu’il y a là autre chose qu’un simple simulacre de réalité. La netteté absolue vue de loin (impossible à saisir au moyen d’un appareil photo, dont la profondeur de champ est toujours limitée) et le flouté de certains éléments vus de près, qui rappellent que ceci n’est pas un paysage urbain, une voiture ou un jouet d’enfant, mais bien sa représentation. Le message de La Trahison des images de Magritte n’est pas loin: ce que vous voyez n’est pas la réalité mais son interprétation forcément subjective. Au-delà du souci de documenter le monde s’insinue, en outre, un sentiment plus troublant: « Il y a bien davantage dans ces peintures que ce qu’on pourrait penser au premier regard, comme une sensation d’insécurité qui nous perturbe et nous déstabilise », commente Otto Letze, commissaire de l’exposition.

Tromper l’oeil et l’esprit

Fried Egg, Tjalf Sparnaay, 2015.
Fried Egg, Tjalf Sparnaay, 2015.© Private collection of Tjalf Sparnaay

Jouons le jeu et immergeons-nous dans ces toiles illusionnistes qui, si l’on oublie un instant l’exotisme américain des premiers thèmes, ont peut-être plus en commun avec la tradition réaliste européenne que ce qu’on aurait d’abord imaginé. Trois générations de peintres se succèdent aux cimaises du musée. Trois générations, 34 artistes et 50 ans de peinture: une histoire riche et longue qui a démarré dans la mouvance du pop art sans en partager la dimension humoristique. « Il s’agissait d’une révolte contre le catéchisme de l’expressionnisme abstrait qui dominait largement la scène artistique d’après-guerre en retrouvant une distance, une objectivité par rapport à la réalité », raconte Otto Letze. Documenter le monde de façon « objective », en s’appuyant sur la photographie pour produire des scènes de la vie quotidienne et en représenter les symboles, en explorant les potentialités techniques nécessaires à cette implacable reproduction du réel: telle est la voie empruntée par Richard Estes, Jack Mendenhall, Tom Blackwell, John Baeder et bien d’autres, à l’est comme à l’ouest des Etats-Unis, avant que des artistes européens ne rejoignent le mouvement. Une tendance qui sera longtemps considérée comme suspecte dans le monde de l’art, des deux côtés de l’Atlantique: « La plupart des gens n’ont vu nos oeuvres qu’en reproduction, ce qui n’a aucun sens », déclare l’artiste britannique Ben Johnson. « Les images apparaissaient un peu froides et inexpressives. Beaucoup de gens voyaient dans ce courant artistique un phénomène anti-intellectuel, conservateur et réactionnaire », confirme Otto Letze.

Si l’on prend la peine de pénétrer le tableau, on comprend qu’il y a là autre chose qu’un simple simulacre de réalité.

Ce trop-plein de réalité déclenche une réaction ambivalente. D’une part, une fascination indéniable pour les scènes nocturnes de Robert Gniewek, les banlieues d’Anthony Brunelli, Rod Penner et Randy Dudley, les intérieurs petits-bourgeois de Jack Mendenhall et les rues silencieuses de Robert Bechtle. D’autre part, l’amorce d’un écoeurement face aux hanches de femmes de John Kacere (le féminin devenu motif absolu sans qu’on ressente ici la moindre critique à ce sujet) et aux propriétaires de chevaux peints par Richard McLean, sans compter la lassitude progressive qui s’installe à mesure que les carrosseries en tous genres saturent notre musée imaginaire de leurs reflets étincelants. Pas de quoi pour autant gâcher le plaisir d’un parcours dense et ponctué de belles surprises, comme les architectures de Ben Johnson – travail de longue haleine requérant l’appui des technologies numériques – ou les vues aériennes de Las Vegas par Raphaella Spence, l’une des rares artistes femmes à explorer les potentialités hyperréalistes. Ces tableaux tardifs montrent aussi comment les récents apports techniques de l’informatique ont déteint sur le courant. « Il n’y a pas que les thèmes qui ont évolué, tous les artistes d’aujourd’hui utilisent les développements numériques », signale Otto Letze. N’ayant jamais eu l’intention de rivaliser avec la photographie, les artistes photoréalistes se préoccupent avant tout de problématiques picturales (netteté de l’image, rendu des couleurs, huile ou acrylique, pinceaux ou pulvérisation, angle de vue, combinaison de clichés en une scène unique, etc.), ce que l’exposition souligne à merveille. Jusqu’à décliner un oeuf sur le plat comme motif ultime à la manière de Tjalf Sparnaay dans ce qu’il nomme « mégaréalisme ».

Photoréalisme. 50 années de peinture hyperréaliste, au musée d’Ixelles. Jusqu’au 25 septembre. www.museedixelles.be

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