La forge graphique de Jamie Hewlett

Jamie Hewlett © DR
Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

En attendant un nouvel album, Jamie Hewlett lève le voile sur un nouveau pan de son imaginaire subversif à la galerie Saatchi de Londres. Gorillaz sort enfin de la brume.

Coup d’accélérateur. Alors que l’on était quasi sans nouvelles du projet Gorillaz depuis février 2012 -date de la sortie du single Do Ya Thing pour aider à la promotion d’une paire de Converse au nom du groupe-, voilà que, coup sur coup, deux étincelles médiatiques viennent remettre le feu aux poudres.

En septembre dernier, Damon Albarn annonçait à la télévision australienne son grand retour en studio en compagnie de son acolyte de toujours, Jamie Hewlett. Lequel Hewlett confirmait la chose le mois passé, une fois n’est pas coutume, précisant que l’objectif était la parution d’un opus pour 2016. « C’est pour l’année prochaine. Je travaille dessus en ce moment et ça va être génial. Je suis super excité. Je ne veux pas en dire trop sur le sujet car je suis dans une phase expérimentale », confiait le créateur de l’univers visuel de Gorillaz au magazine britannique DIY.

Dans la foulée de ce retour à la vie -sans cesse fragilisé par les relations chargées en électricité des deux membres du groupe-, Hewlett s’expose à la Saatchi Gallery de Londres jusqu’au 2 décembre. L’événement est court -une quinzaine de jours tout au plus- mais fort car il s’agit d’une première. Après une brève incursion lors d’une exposition sur le thème des comics en 2014 à la British Library, c’est la première fois que le mari d’Emma de Caunes reçoit les honneurs des cimaises à la faveur d’un solo show. L’événement confirme le talent de Hewlett qui, depuis 1988, laisse couler le robinet d’une imagination incroyablement prolifique au point d’avoir engendré un immense fleuve graphique. La moitié de Gorillaz est une véritable forge d’images qui, en près de 30 années d’existence, a gagné le droit de pousser les portes de l’art contemporain.

Pines
Pines© Jamie Hewlett

Affranchi visuel

L’impression qui domine avec le travail de Jamie Hewlett est celle d’une oeuvre qui est là tout entière depuis le début. Tout se passe comme si l’intéressé n’avait eu qu’à en dérouler le fil. En effet, l’ensemble de son univers graphique ainsi que les lignes de force narratives sont déjà présents dès Tank Girl, sa première bande dessinée underground devenue culte avec le temps. On y repère une des rares influences dont Hewlett veut bien se réclamer, le dessinateur britannique Brendan McCarthy connu notamment pour son intervention sur le scénario de Mad Max: Fury Road, quatrième opus de la série.

C’est quoi la patte Hewlett? Un trait reconnaissable entre mille et surtout un univers post-punk d’ado attardé dont l’esprit s’est construit en réaction au thatchérisme et à son fondamentalisme du marché -la dimension de contestation est une constante chez lui. Ces caractéristiques ne sont jamais plus éclatantes que dans le pitch et les avatars de Tank Girl. Pour rappel, l’antihéroïne principale, Rebecca Buck, flanquée d’un étrange compagnon en la personne d’un kangourou mutant, se bat contre une société hallucinée -dans une Australie aussi post-apocalyptique que futuriste- qui l’a mise au ban pour avoir échoué dans une mission capitale: livrer une cargaison d’anus artificiels au Président…

Il y a chez Hewlett une volonté délibérée d’affranchissement par rapport aux codes et aux stéréotypes de production artistique anglo-saxons. Il mêle dans un même mouvement: comics, arts visuels, réalisation, sculpture, musique et théâtre.

C’est également flagrant au sein du projet Gorillaz pour lequel il s’est attaché à imaginer un passé derrière chacun des personnages, qu’il s’agisse de 2-D, Murdoc, Noodle ou Russel. La narration lui sert d’arrière-plan créatif afin de développer un univers complexe qui prend la forme d’un monde parallèle engendrant ses propres rebondissements.

Tarot: XIII
Tarot: XIII© Jamie Hewlett

Suggérer, dit-il

The Suggestionists, l’exposition de la galerie Saatchi, condense les différentes dimensions du travail de Hewlett et, dans le même temps, initie à une facette inédite de son génie créatif. Elle est à la fois la concrétisation d’une oeuvre déployée depuis près de 30 ans mais également l’aboutissement d’une intense recherche personnelle menée après la sortie de Plastic Beach. Trois séries sont présentées dans l’imposant bâtiment de 5000 m2 près de Sloane Square. Si l’on en croit Hewlett, les trois pans de ce travail n’ont jamais été pensés pour être montrés ensemble, voire pour être exposés tout court. Imaginées séparément, Tarot, Honey et Pines font valoir un lien qui ne s’est imposé que sur le tard au graphiste. Celui-ci est contenu dans la notion de suggestion, d’évocation. Dans une vidéo réalisée par son fils, Denholm Hewlett, et publiée sur CreativeReview, l’intéressé est sorti du silence pour se fendre d’une explication: « J’ai commencé à travailler il y a trois ans sur le tarot, ensuite je suis parti en vacances au Cap Ferret où j’ai été littéralement subjugué par les pins… C’est aussi à ce moment-là que je me suis mis à concevoir une série autour de fausses affiches de cinéma érotique façon années 70. Nous vivons à une époque où la culture dominante nous est expliquée jusqu’à la nausée. Tout est dit et s’affiche en haute définition. Ce phénomène n’est pas seulement éreintant, il nous prive également de notre capacité à imaginer notre existence. Le propos de The Suggestionists est d’entrouvrir légèrement une porte qui ne permet pas au spectateur de tout voir. A partir de ce qu’il devine, c’est à lui d’imaginer la suite… »

C’est donc contre l’obscénité du monde contemporain -et son fantasme de tout dire et tout montrer- que Hewlett dresse son exposition. La série Tarot qui est montrée dans la première galerie est sans doute celle qui assure le mieux la transition avec l’imagerie Gorillaz qu’on lui connaît. Pour celle-ci, l’artiste s’est fendu d’une interprétation de différentes cartes du tarot original de Marseille, telle qu’Alejandro Jodorowsky, le polymathe chilien, l’a reconstitué. Qu’il s’agisse de La Force, du Monde ou de XIII, l’effroyable faucheuse, Hewlett fait se croiser arcanes traditionnels et imagerie personnelle. Les amateurs noteront que quelques-unes des 22 cartes revisitées peuvent être achetées en format 42 x 59 cm -au prix de 350 euros- sur le site de la galerie Saatchi.

Honey
Honey© Jamie Hewlett

Avec Honey, l’oeil fait un pas du côté de Russ Meyer et de l’industrie cinématographique érotique des années 60 et 70. Dans une salle uniquement éclairée par des lightboxes à la manière d’un cinéma porno de quartier, Jamie Hewlett revisite la grammaire formelle et l’atmosphère des séries B à travers la figure de Honey, une actrice née de son imagination.

Sans doute est-ce Pines qui incarne la facette la plus personnelle mais également la plus déroutante de l’accrochage. Avec une impressionnante méticulosité, quasi photographique, Hewlett s’est appliqué à reproduire les fameux « pins » qui bordent les côtes du sud-ouest de la France. Le tout pour une évocation ambivalente de la nature à laquelle le moins que l’on puisse dire est qu’il ne nous avait pas préparés…

THE SUGGESTIONISTS, JAMIE HEWLETT, THE SAATCHI GALLERY, KING’S ROAD, À LONDRES. JUSQU’AU 02/12. WWW.SAATCHI-GALLERY.CO.UK

PORTRAIT: Jamie Hewlett

Tarot: L'Empereur
Tarot: L’Empereur© Jamie Hewlett

Né en 1968, Jamie Hewlett est originaire d’Horsham, une petite ville anglaise plutôt prospère située à l’ouest du comté du Sussex. Graphiste et auteur de comics, il fait ses premiers pas en bande dessinée dès 1987 en imaginant Atom Tan, un fanzine qu’il réalise entre autres en compagnie d’Alan Martin alors qu’il est encore étudiant à l’Université de Northbrook. Très vite, cette feuille de chou est repérée par Brett Ewins et Steve Dillon, deux dessinateurs underground sur le point de lancer un nouveau magazine du nom de Deadline. Dès 1988, la revue en question, qui mêle comics et chroniques musicales, voit le jour. Cordialement invités à contribuer à l’aventure, Hewlett et Martin en profitent pour y diffuser les aventures de Tank Girl, une héroïne anarchiste et sexuellement explicite. Nourrie au no future et traversée d’influences punk, cette bande dessinée devient rapidement culte, au point de servir de fer de lance au magazine tout entier. Le style de Hewlett, qui doit pas mal à Brendan McCarthy, un dessinateur britannique connu notamment pour avoir livré sa version de Judge Dredd, lui offre d’autres collaborations-pochettes de disque, merchandising…- et, au fil du temps, lui ouvre les portes de médias plus diffusés comme 2000AD. En 1995, Tank Girl est adapté au cinéma par Rachel Talalay. Malheureusement, le film s’avère un échec. Un an plus tard, la parution de Deadline s’arrête en raison de la chute des ventes. Hewlett se tourne alors vers des boulots alimentaires pour la télévision et la publicité. Le hasard l’amène à partager une location avec Damon Albarn de Blur qu’il considère pourtant comme… « un branleur ». La petite histoire veut que ce soit en regardant MTV jusqu’à la nausée que les deux protagonistes de Gorillaz aient eu l’idée d’un groupe virtuel au sein duquel Hewlett aurait la charge de l’univers visuel du projet. L’idée? Réinventer la pop en se débarrassant de son habituel cahier des charges. Le tout en en démontant les rouages -célébrité, attitude…- et en s’amusant à faire jouer du dub mélancolique, du hip-hop et du rock américain à des personnages de bande dessinée. La suite? Elle est archiconnue. Elle s’ouvre en 2001 avec un album éponyme qui fait un carton et se poursuit, de succès en succès –Demon Days, Plastic Beach-, jusqu’à The Fall, album initialement réservé aux membres du fan-club, puis publié dans les marchés en avril 2011. 2016 devrait signer la fin d’un silence créatif qui n’aura duré que trop longtemps.

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