Laurent Raphaël

L’art, seule consolation à nos déboires et nos désillusions?

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Pour éviter que le monde ne sombre dans la dépression totale, les intellectuels en appellent l’art et la philosophie à la rescousse.

Le hasard des rencontres… On rumine depuis plusieurs jours le sujet qu’on s’apprête à mettre sous la dent du lecteur -l’art comme (seule?) consolation de nos déboires et nos désillusions-, rassemblant minutieusement les pièces à conviction, interrogeant les livres qui ont déminé le terrain, secouant le cocotier de l’actualité récente à la recherche de témoins, et voilà que c’est du néant ou presque que surgit la petite flamme de l’évidence. Cet accident heureux, on le doit à Fordetroit d’Alexandre Friederich (Allia), récit fiévreux et sans filet d’une balade dans les replis de la ville qui inventa le capitalisme en même temps que le travail à la chaîne, et qui n’est plus aujourd’hui qu’un champ de ruines peuplé de fantômes résignés (lire la critique dans le Focus du 23 octobre). Pas à priori l’endroit pour une conversation sur Le Temps de la consolation (Seuil) pour reprendre le titre de l’essai que le philosophe Michaël Foessel vient de consacrer au protocole compassionnel. Et pourtant, page 96, on peut lire ceci: « A me balader dans Détroit pour mesurer à l’aune de ce corps d’industries effondrées nos possibilités de rebond, je pressens que l’art est la seule issue. Du moins en a-t-il été ainsi à l’âge moderne: engagé dans un processus d’abrutissement général, le besoin d’art devient criant. »

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Pour éviter que le monde ne sombre dans la dépression totale, les intellectuels en appellent donc l’art et la philosophie à la rescousse. Il faut dire qu’à l’échelle micro comme macroscopique, les nouvelles ne sont guère réjouissantes. A la faillite du modèle traditionnel de la famille répondent l’effondrement du capitalisme sauvage, ce serpent boiteux qui se mord la queue depuis qu’il a pris le virage numérique, et de sa colonne vertébrale rhétorique, la raison, qui a cru à tort qu’en s’acoquinant avec l’économie de marché elle allait étendre et consolider sa zone d’influence. Résultat: on ne sait plus vers qui se tourner sinon, par paresse ou par dépit, vers les nostalgiques d’une pureté fantasmée ou vers un Dieu qui fait la démonstration que les absents peuvent aussi avoir toujours raison. Ceux qui ne mangent pas de ce pain bénit-là doivent chercher ailleurs un baume apaisant. Seule certitude: comme l’enfant, nous avons tous besoin d’être consolés pour surmonter les traumatismes, les incertitudes, les chagrins, les échecs, les peurs. Sous peine de laisser la tristesse nous envahir et casser le ressort de la quête de sens qui est notre rempart contre la barbarie.

« Le consolateur, à la différence du magicien ou du médecin, ne guérit pas l’affligé, explique Michaël Foessel dans Télérama; il ne ramène pas l’objet de la perte. Cette perte, il ne la partage d’ailleurs pas, il n’est pas directement affecté par elle. Mais, s’il ne vit pas la douleur de l’autre, il n’y reste pas non plus insensible… Le mauvais consolateur est celui qui nie que quelque chose se soit passé, qui dit: « ce n’est rien, tu n’as rien perdu » ou « un(e) de perdu(e), dix de retrouvé(e)s ». Le bon consolateur, lui, est capable de réorienter le regard de l’affligé. Il réplique, offre une parole, un geste, un acte, un supplément. Il propose quelque chose à la place de l’objet perdu, ce que dit bien l’expression de « lot de consolation ». Il en existe une autre, révélatrice: « consoler son café », c’est-à-dire y ajouter de l’alcool! On passe ainsi de l’amertume du café à l’espoir d’une ivresse… »

La philosophie peut jouer ce rôle de médiation. Et l’art en général « parce qu’il amène du sens, une sensualité même au lieu de la perte. Ce n’est d’ailleurs pas seulement le spectateur qui se tourne vers l’art pour se consoler d’un monde désenchanté: le créateur ne créerait pas s’il n’avait pas le sentiment que quelque chose lui manque. L’artiste, ainsi, ne désire pas la fin de la douleur, plutôt son déplacement dans une oeuvre. Il ajoute un sens au monde, donc voit que quelque chose y manque. C’est exactement le geste de consolation. » Une subtilité qui échappe aux censeurs qui mettent toutes les représentations de la violence ou du sexe dans le même panier.

Aussi, quand Shakespeare nous demandera la prochaine fois si l’esprit est « plus noble quand il souffre le fouet d’une fortune avilissante ou quand il s’arme contre un flot de troubles, se dresse et leur met fin? », nous répondrons: avec votre aide et celle de tous les artistes, l’esprit sera armé pour affronter le meilleur comme le pire…

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