Kanal: « Ce qui m’intéresse, c’est d’activer la circulation des flux entre Paris et Bruxelles »

Bernard Blistène : " Ce qui m'intéresse fondamentalement, c'est d'activer la circulation des flux entre Paris et Bruxelles. " © frédéric raevens pour le vif/l'express
Laurent Raphaël
Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

En attendant le début des travaux à l’automne 2019, l’ancien garage Citroën de la place de l’Yser, à Bruxelles, désormais Kanal – Centre Pompidou, ouvre ses portes au public le temps d’une première programmation pluridisciplinaire. But de la manoeuvre ? Permettre à tout un chacun d’apprivoiser ce lieu tant attendu qui va bouleverser le paysage culturel bruxellois. Directeur du Musée national d’art moderne au Centre Pompidou, à Paris, et commissaire de cette année de préfiguration, Bernard Blistène détaille les enjeux de ce nouveau pôle culturel dédié aux arts visuels, à la création locale, aux spectacles vivants, ainsi qu’au design et à l’architecture.

En quoi consiste l’exposition qui s’ouvrira ce 5 mai ?

Il ne s’agit pas d’une simple exposition servant à combler le vide en attendant les travaux. C’est bel et bien d’une ouverture dont il est question. Celle-ci prendra la forme d’un véritable dispositif combinant des expositions, des spectacles, des projections. Ce type de combinaison correspond à l’ADN du Centre Pompidou.

C’est donc le Centre Pompidou qui a la mainmise totale sur la programmation ?

Vous savez qui a vraiment la main sur la programmation ? C’est le bâtiment lui-même. Un bâtiment si fort, si présent, que la seule façon de travailler était de travailler avec lui. La programmation a été conçue par de nombreux partenaires qui sont à la fois des gens du Centre Pompidou mais également des acteurs de la scène artistique bruxelloise. Tout ce qui concerne les spectacles vivants a été forgé en complicité avec le Kunstenfestivaldesarts, le Kaaitheater et d’autres institutions encore. Nous ne voulions certainement pas élaborer un programme qui casse les rythmes du calendrier culturel bruxellois.

L’idée de déambulation a été mise en avant…

En effet, nous voulons que le public découvre certes des oeuvres mais il faut aussi que ces oeuvres l’amènent à découvrir le bâtiment. Pour cela, nous nous sommes laissés guider par les différentes sections du lieu, ancien garage automobile – bureaux administratifs, cantine, vestiaire, tôlerie… Chacune d’entre elles renvoie spontanément vers des oeuvres bien précises. L’idée de mécanique elle-même a été un axe fondamental de la programmation, elle renvoie directement à des travaux de Rauschenberg, de Tinguely, d’Orozco ou de César. Tout est parti de l’observation du lieu.

Quelles sont les raisons, à votre avis, pour lesquelles la fondation Kanal s’est tournée vers le Centre Pompidou ?

Je pense que c’est parce qu’une logique en particulier nous anime : celle de la pluridisciplinarité. Il y a aussi un travail qui est fait sur les publics. Le Centre Pompidou mise sur une approche  » populaire « , au sens noble du mot, loin du  » populisme  » donc. C’est un défi magnifique que de pouvoir s’adresser à tout le monde.

En 2017, le Centre Pompidou n’a pourtant accueilli que 10 % d’ouvriers et d’employés…

Cela me préoccupe. En même temps, dans le cadre du Centre Pompidou, cette idée de la  » démocratisation  » culturelle, et je mets ici l’expression entre guillemets, passe par le temps long. L’art est un outil. Dans le contexte de Kanal – Centre Pompidou, nous devons d’emblée comprendre ces enjeux, ceux de l’environnement immédiat. Essayons de commencer bien, sans faire le faux pas de l’élitisme.

Vous allez donc intégrer cette donnée de revitalisation et d’intégration des quartiers dans la programmation…

Bien sûr, et si j’ai proposé le projet Gondry (NDLR : un protocole permettant à tout un chacun de créer un film de A à Z, en un temps record, dans un studio de cinéma reconstitué pour l’occasion), c’est pour cette raison. Cela n’empêche pas de montrer l’oeuvre de Chantal Akerman. Lorsque j’étais directeur des musées de Marseille, j’ai déjà rencontré cette problématique. Il fallait toujours imaginer une entrée en matière qui donne aux publics populaires la possibilité de s’accrocher à une proposition.

Que vous inspire le fait qu’une capitale européenne comme Bruxelles ne possède pas de musée d’art moderne et contemporain ?

Cela ne m’inspire qu’une seule chose : qu’il est temps de le faire. Quand j’étais adolescent, je suis venu en Belgique pour faire mes classes artistiques car il faut se rappeler qu’à Paris, il n’y avait pas de lieu digne de ce nom en matière d’art moderne et contemporain. Il a fallu faire le Centre Pompidou. J’ai le souvenir que l’accouchement s’est effectué dans la douleur. Le temps embellit tout mais je ne connais pas de grand projet qui ne suscite pas la discussion. Les raisons de cette absence sont peut-être à chercher du côté de données très prosaïques : le système fiscal, la complexité du système de donation des oeuvres, le manque de budget octroyé pour faire des acquisitions… Il est important de comprendre qu’à partir du moment où l’on se dote d’un outil dans lequel tout le monde se reconnaît, du public aux artistes, en passant par les galeries, cela déclenche des choses. Sans quoi, on est dans le regret éternel, la lamentation. Comme on dit en anglais,  » do it « , on le fait. J’aime cette phrase du philosophe Paul-Louis Landsberg qui dit que s’engager c’est  » se décider pour une cause imparfaite « .

C’est le bâtiment lui-même qui a la main sur la programmation

Vous êtes-vous intéressé à la structure administrative de la Belgique qui n’est pas pour rien dans cette situation ?

Oui… mais c’est compliqué. Je suis profondément européen. Ma famille a erré dans l’Europe du xixe et du début du xxe pour se stabiliser finalement à Paris. Je pense que l’intérêt d’un lieu comme Kanal – Centre Pompidou réside dans l’opportunité des échanges. Le pire danger qui soit, c’est le repli sur soi. Regardez ce que l’on appelle l' » école  » de Paris : elle ne s’est constituée que de ce mot atroce, des  » étrangers « . Quand l’équipe de la fondation Kanal m’a dit qu’elle voulait constituer une collection, j’ai trouvé cela formidable. On peut toujours pleurnicher sur le fait qu’elle ne possède ni Broodthaers, ni Magritte, c’est sûr. Et de fait, ces oeuvres-là, c’est trop tard, l’équipe en place ne les aura plus, à moins de miracles. L’important, c’est de prendre acte d’aujourd’hui. J’ai été frappé par le fait que la scène artistique bruxelloise actuelle vient de tous les horizons. Il y a des analogies avec Berlin : une ville cosmopolite dans laquelle on vient s’installer parce que c’est moins cher et qu’il y a une culture très importante. Quand on a réfléchi aux dix premières acquisitions, une évidence s’est imposée : les artistes présents dans la capitale qui ont été retenus viennent de Cuba, d’Afrique, du Japon… On ne peut répondre à cette situation par une vision bureaucratique étriquée et géographiquement refermée sur elle-même.

Bureaux administratifs, cantine, vestiaire, tôlerie, chaque section du bâtiment renverra à des æuvres bien précises.
Bureaux administratifs, cantine, vestiaire, tôlerie, chaque section du bâtiment renverra à des æuvres bien précises.© NOA/EM2N/Sergison Bates

Pourtant, vous n’ignorez pas que l’arrivée du Centre Pompidou a été ressentie par de nombreux acteurs culturels bruxellois comme un camouflet…

Je répète souvent que de très grands Belges ont joué des rôles essentiels en France. Je pense à Gerard Mortier à l’Opéra de Paris, Bernard Foccroulle au festival d’Aix, et Dirk Snauwaert à Lyon-Villeurbanne, qui dirigeait le Frac… Fallait-il s’en offusquer ? Le Centre Pompidou a repris Work/Travail/Arbeid d’Anne Teresa De Keersmaeker, une création imaginée initialement pour le Wiels, mais aussi des projets du Kunstenfestivaldesarts. En ce moment, à Bozar, les visiteurs découvrent l’exposition Fernand Léger qui a été conçue chez nous. Les flux entre nos deux pays sont continus, je collabore de manière constante avec les musées belges. C’est ça la vie, non ? Kanal fonctionnera s’il arrive à refléter ces échanges, s’il parvient à être polysémique.

On mise sur une approche « populaire », au sens noble du mot, loin du « populisme » donc

Pour vous, il y a donc un axe naturel Bruxelles – Paris…

Ce que j’adorerais voir comme première exposition quand les travaux seront terminés à Kanal, ce serait Bruxelles – Paris – Bruxelles. J’ai envie d’insuffler de multiples collaborations entre les deux villes. C’est ma position depuis longtemps. Quand il y a eu l’exposition Buren à Bozar, demandez à Paul Dujardin (NDLR : son CEO et directeur artistique) : on lui a prêté gracieusement tout ce qu’il voulait, des Newman, des Pollock… Il n’y a à mes yeux aucune concurrence, que de l’émulation. En faisant des expositions à Kanal avec des oeuvres de notre collection, cela me permet de l’envisager autrement. Sans compter qu’une telle collection ne peut rester sans être vue. Il faut envisager le Centre Pompidou non pas comme un intrus mais comme un passeur.

Au sortir des années 1960, flotte cette idée que les Etats-Unis ont  » volé l’idée de l’art moderne « , pour paraphraser le titre d’un essai de l’historien d’art Serge Guilbaut. Le Centre Pompidou n’a-t-il pas été imaginé en partie pour renouer avec un certain rayonnement français ? Cette mission ne risque-t-elle pas d’entacher la collaboration ?

Je vous rappelle qu’au départ, on a confié le Centre Pompidou parisien à un… Suédois, Pontus Hultén. Pourquoi lui ? D’abord parce qu’il était très compétent, ensuite parce que cela permettait de sortir de querelles franco-françaises. Peut-être qu’en faisant appel à notre expertise, la fondation Kanal entend aussi éviter les blocages belgo-belges. Accordez-moi le crédit de savoir à peu près ce que je fais et à peu près où je mets les pieds. Si je débarque ici, c’est par amour de la Belgique. A 61 ans, je ne suis pas venu pour m’embêter mais pour jubiler. Ce qui m’intéresse fondamentalement, c’est d’activer la circulation des flux entre nos pays.

Vous avez dit  » Kanal  » ?

Il y a près de trois ans, la Région de Bruxelles-Capitale rachetait le bâtiment Citroën au groupe automobile français PSA pour un montant de 20,5 millions d’euros. Objectif ? Offrir une vitrine culturelle digne de ce nom, notamment en matière d’art moderne et contemporain, à une capitale dont l’offre pâtit de la complexité du millefeuille politique belge. Depuis ladite signature, le projet avance avec la précision que l’on prête au chemin de fer suisse. Le tout pour une reconversion attendue, dont une partie de l’intitulé  » Kanal  » révèle l’ambition de faire corps avec la ville tout autant que le fait de marcher sur des oeufs linguistiques. Pour les travaux, le conseil d’administration de la fondation qui pilote ce mégaprojet – 175 millions d’euros vont être injectés au total – a adoubé l’association d’architectes anglo-suisse-belge Sergison Bates (Londres)-EM2N (Zurich)-noA (Bruxelles). Avec pour slogan  » Une scène pour Bruxelles « , le trio gagnant mise sur l’intégration au contexte urbain et le dialogue avec la scène socioculturelle locale. Ce souci d’être en prise directe avec la ville s’exprimera tout particulièrement à travers un geste architectural puissant : les dalles de béton qui scandaient l’ancien showroom automobile vont être supprimées pour faire place à une salle d’exposition d’une hauteur de 21 mètres sous plafond. Le tout évoquant l’esprit initial de la construction telle qu’elle fut dessinée par André Citroën dans les années 1950. Autre pan crucial, moins connu du grand public, la partie arrière du bâtiment (les anciens ateliers d’une superficie de 35 000 m2) sera structurée par une  » rue  » transversale donnant notamment accès à trois grandes  » boîtes dans la boîte  » dont la fonction consistera à exposer les oeuvres, tout en assurant sécurité, préservation et optimalisation énergétique. Début des travaux en 1919. Livraison annoncée pour fin 2022.

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