Frontières imaginaires, la problématique de la clôture

Sometimes in the underworld, you have to go underground, 2017. © Chloé Dugit-Gros
Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

Dans le project space de la Fondation Boghossian, la directrice Louma Salamé creuse un sillon qui lui est cher: celui des frontières.

Est-ce encore à démontrer: nous manquons singulièrement d’imagination. Nous pensons rarement plus loin que le bout de notre nombril. Le fait est flagrant aujourd’hui, à l’heure de la grande peur généralisée. Des pans entiers d’humanité s’écroulent un peu plus chaque jour face à cette crainte de l’autre que nous refusons de voir comme autre chose qu’un envahisseur. De quoi rêvons-nous face à ces urgences? De murs infranchissables. Tellement hauts qu’ils nous couperaient à jamais des réalités qu’ils occultent. Leurs nouveaux commanditaires incarnent le pire de ce que nous sommes. Il faut se replonger dans La Peste de Camus, encore elle, pour prendre la mesure de ce qu’est une existence séparée d’autrui. Cette quarantaine est impeccablement décrite dans le roman de ce philosophe obsédé par le silence que le monde oppose à l’humanité. Par décret des autorités, la ville d’Oran est placée sous séquestre. Les hommes qui y vivent sont déboussolés: en exil sur leurs propres terres et sevrés de leurs frères humains, il ne reste à ces rois déchus qu’à attendre la mort. Frontières imaginaires questionne cette problématique de la clôture, du seuil et du territoire. Elle montre comment douze artistes rebattent les cartes que nous pensions définitives. Ceci, de manière double. Une partie des plasticiens en présence s’attachent à la frontière politique, celle que l’on franchit au risque de sa vie. Tandis que l’autre prend en compte la frontière mentale qui engendre la coupure symbolique. L’une et l’autre étant intimement liées, l’être humain n’étant, in fine, qu’une machine à séparer.

Partition du monde

Émaillée de citations -Beckett, Hugo, Ambrose Bierce…-, cette émouvante exposition interroge notre position. C’est probablement Mona Hatoum qui évoque avec le plus d’intensité la thématique sous son aspect politique. Projection (cotton), une oeuvre de 2006, suggère de manière délicate la fragilité du monde restitué sous la forme d’un plan en tissu qui ne tient plus qu’à une fibre. La métaphore galvanise le regard. C’est le cas aussi d’une précieuse aquarelle de Barthélémy Toguo, Purification N°6, qui s’arrête sur la puissance de déconstruction du langage, outil aux origines de bien des maux. Côté imaginaire, on retient en particulier le Map of an Englishman de Grayson Perry. Cette gravure datée de 2004 rappelle la célèbre carte de Tendre réalisée en 1656 par François Chauveau. Tout comme cette dernière, le plan de Grayson liste les partitions imaginaires -le sexe, la peur, les émotions, les rêves…- qui président à notre délire sur le monde. On pourrait encore citer les amusants schémas de David Byrne, il s’agit bien du chanteur des Talking Heads, ou les photographies de Ji Zhou -notamment l’île réalisée à partir d’une carte géographique-, mais ce sont surtout deux interventions in situ que l’on retient: les peintures néo-rupestres de Chloé Dugit-Gros dans l’ancienne cave à mazout du bâtiment et la très précieuse intervention au pastel de Dong Dawei prouvant que les miettes les plus insignifiantes qui s’échappent d’une oeuvre sont encore cette oeuvre. Le doute n’est pas permis: pour qui sait voir et réfléchir, il est impossible de tracer une frontière. « Nous ne sommes que les autres« , écrit au néon Mekhitar Garabedian. Continuités et ruptures n’existent qu’en nous.

VILLA EMPAIN, 67 AVENUE FRANKLIN ROOSEVELT, À 1050 BRUXELLES. JUSQU’AU 30/04. ****

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