Laurent Raphaël

Cher (en dollars) Anish,

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

« Je me fais du mouron. C’est vrai quoi, quelle mouche t’a piqué de privatiser une couleur? Et pourquoi pas la lune tant qu’on y est? »

Cher (en dollars) Anish,

Je t’écris (en bleu pour éviter la facture que tes avocats risqueraient sinon de m’envoyer) pour te demander une faveur. Depuis que tu as mis la main sur ce pigment noir tellement noir qu’on dirait le néant, c’est la panique. Un ami sénégalais qui a la peau comme du charbon m’a appelé dès qu’il a appris la nouvelle pour m’expliquer qu’il n’osait plus sortir de chez lui. Trop peur que la douane volante lui réclame des pépètes pour atteinte au droit d’auteur.

J’ai tenté de le rassurer en lui précisant que ça ne concernait qu’une nuance bien particulière et que tu n’irais pas jusqu’à pourchasser tous les contrevenants, toi l’artiste dont les oeuvres ont été vandalisées par une bande d’esprits mal tournés l’été dernier, mais il n’a pas eu l’air convaincu. « Un homme qui achète une couleur pour lui tout seul est capable du pire », m’a-t-il rétorqué. D’autant que ce n’étaient pas des enfants de coeur qui traficotaient cette came chromatique pure à 99,9% avant que tu la confisques, c’était l’US Army qui en badigeonnait ses avions pour échapper aux radars des Russkoffs! J’avoue que sur le moment j’ai un peu flippé. Au point d’ailleurs de passer un coup de fil rapido à Rodez pour vérifier que tu n’avais pas exigé qu’on passe un coup de Primer Levis blanc sur les toiles de Pierre Soulages sous prétexte que son outrenoir faisait rétroactivement de l’ombre à ton super colorant, baptisé en toute modestie Vantablack. Pas de mise en demeure à ce jour, m’a répondu la réceptionniste du musée. Ouf.

Mais je me fais quand même du mouron. C’est vrai quoi, quelle mouche t’a piqué de privatiser une couleur? Et pourquoi pas la lune tant qu’on y est? En plus tu vas donner des idées aux oligarques russes et aux émirs du Qatar quand ils se lasseront de collectionner les clubs de foot anglais et français. L’un va vouloir offrir le rose girly à sa cocotte préférée, l’autre le vert dollar à son fils chéri. Il paraît que Kanye West se renseigne déjà pour « copyrighter » la lumière du soleil au motif qu’elle est la seule qui éblouit autant que lui…

Et après les couleurs, ce sera quoi? Les notes de musique? Les animaux ? Les odeurs? Tu as oublié que le carré VIP des milliardaires n’a pas ta sensibilité artistique. Ils ne vont pas partager ni chercher à sublimer leur acquisition pour simuler l’expérience du vide sidéral à travers une oeuvre assurée de faire le buzz -si c’est bien ton intention. Non, eux, ils vont s’en faire un trophée à usage personnel, qu’ils parqueront entre une Ferrari et un Manet, ou nous la revendre à prix fort dans des emballages minimalistes. Car évidemment, quand le brouillard arty se sera dissipé, tout va se résumer comme toujours à une affaire de gros sous. Et si ce n’est pas eux, ce sera une grande marque qui a pignon sur toutes les artères commerciales du monde. Je suis sûr que Coca-Cola rêverait de pouvoir être le seul à utiliser son rouge pompier.

Tu imagines le monde demain si ton caprice fait tache d’huile? On devra retirer la moitié des touches des pianos parce qu’un illuminé aux poches bien remplies se sera offert le « do », le « mi » et le « sol ». Ou redessiner tous les ronds-points parce qu’un zozo se sera approprié la forme ronde. Tiens, au fait, j’y pense, ce bon vieux Georges Perec avait prévu le coup. Quand il a écrit son roman sans « e », La Disparition, on a cru que c’était pour faire le malin alors qu’il avait juste anticipé qu’un jour n’importe quel crésus pourrait s’acheter une voyelle…

Je te le dis, tu as ouvert la boîte de Pandore. La preuve, mon cousin qui est aussi poète qu’un contrôleur des contributions se frotte déjà les mains. Il a commencé à dévaliser les Brico de la région de tous les pots de peinture noire pour les stocker dans sa cave. Il compte les revendre clandestinement quand tu auras décrété le… blackout. « On fera la file chez moi pour s’approvisionner comme à l’époque de la prohibition », se réjouit ce cuistre. Tu vois le tableau, on court à la cata. Si c’était juste une bonne blague pour montrer que le système se bouffe la queue, très bien, on a compris. Mais la plaisanterie a assez duré. Laisse tomber le masque du Dark Vador. On va finir par broyer du noir…

Laurent Raphaël

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