Carl De Keyzer, calibre Magnum

Higher Ground, 2016. © Carl De Keyzer
Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Carl De Keyzer devait être vétérinaire, il est devenu photographe à l’agence Magnum. Il présente à Bruxelles une forte exposition d’images entre réel et science-fiction fantasmée autour des dérèglements climatiques.

« Il y a environ cinq ans, j’en ai eu marre. J’avais fait une douzaine de livres, je pensais à la retraite et à passer du temps entre l’académie de Gand, où je donne cours, et cette maison de 1830 achetée avec ma compagne. Et puis la piscine et le parc, c’est bien, mais même si je ne pense pas que l’on fasse encore des chefs-d’oeuvre à 60 ans, j’ai compris que je ne pouvais pas m’arrêter, aussi par peur de l’ennui. » Par un lundi d’hiver, la pluie de Flandre orientale drache l’élégante demeure où Carl réside en famille, pas très loin de Gand. Au mur, ses photos et autant d’histoires. Comme ce large chromo pris le jour de l’inauguration d’Euro Disney alors que le parc d’attractions a invité de vraies princesses qui ne viendront pas. Ou ce morceau de littoral qui lui aussi semble attendre Godot. Justement. « J’avais entrepris ce projet Moments Before the Flood, sur la montée des eaux en Europe: si cela grimpe d’un mètre, Londres disparaîtra et si tout dégèle -les pôles comme l’Himalaya – il n’y aura plus ni Belgique ni problèmes communautaires (sourire). Un voyage de 125.000 kilomètres dans une vieille Mercedes achetée pour l’occasion, dix-huit mois où j’étais le plus souvent seul… »

Le Botanique présente vingt-cinq images de Moments Before the Flood et le double de Higher Ground, projet qui donne son nom à l’expo bruxelloise, et au livre qui l’accompagne (dans lequel l’écrivain français Philippe Claudel signe une nouvelle). « J’ai imaginé Higher Ground, la suite de Moments, sous forme de science-fiction: et si la montée des eaux était à ce point catastrophique que des millions de gens doivent fuir leurs habitations et leurs régions pour gagner les hauteurs? » Carl part alors dans un autre trip -France, Suisse, Autriche, Allemagne – habituellement visé par les skieurs et randonneurs. Sous un objectif aussi pur que l’air raréfié, ses images tutoient la perfection plastique: elles n’en sont que plus glaçantes dans leur manque d’oxygène social. En perdant de leur charme hivernal, les constructions aux allures d’éventuels bunkers de luxe y apparaissent comme autant de refuges de l’abîme. De l’architecture de sport et de vacances, De Keyzer fait un piège dystopique où la nature devient le dictateur, d’autant plus (hyper-) réaliste que le cadre comme les couleurs en sortent immaculés. Avec un côté absurde qui rappelle les cibles de Martin Parr, autre Magnum boy. Merci à la maestria du photographe et aux boîtiers numériques, Phase One ou Pentax, dont les 50 millions de pixels cautionnent le magistral détournement.

Moments Before the Flood, Dublin, Ireland, 2012.
Moments Before the Flood, Dublin, Ireland, 2012. © Carl De Keyzer

Homo Sovieticus

Carl De Keyzer est né en décembre 1958 à Courtrai dans une famille d’entrepreneurs. Côté paternel, la lignée de forgerons grimpe socialement lorsque De Keyzer senior, ses frères et beaux-frères, créent une sorte de « mall américain » plus tard revendu avec bénéfices. « Mon père avait aussi acheté le vieil aéroport de Wevelgem, d’où les Belges partaient au Congo », explique Carl, croisant là pour la première fois le pays africain sur lequel il travaillera plus tard – notamment au service militaire des archives de l’armée (il passe près d’une année à « microficher » sur machine Kodak la présence belge coloniale au Congo). Entre-temps, l’ado, qui n’est pas spécialement politisé, fréquente un café anarchiste –« dans une Flandre Orientale qui vote à 80% catholique »– et termine ses latin-sciences chez les curés du collège de Courtrai. « J’avais choisi le latin parce que j’étais supposé m’orienter vers des études vétérinaires. J’ai abandonné après trois mois, je ne pouvais pas supporter tous ces bouquins. » Ses vraies passions: le foot et la musique. Et, dans une moindre mesure, la photo, pratiquée comme des générations entières: essentiellement sur les copains et animaux de compagnie. « J’avais de l’ambition sportive, j’allais trois fois par semaine à l’entraînement et je jouais en division 3 nationale mais cela n’a finalement pas marché, pas plus que la musique qui me fascinait, particulièrement les synthés à la Kraftwerk et Tangerine Dream. »

Carl De Keyzer dans son atelier au milieu de ses synthés, son autre passion.
Carl De Keyzer dans son atelier au milieu de ses synthés, son autre passion.© Philippe Cornet

Carl refuse de reprendre les affaires familiales et décide d’étudier film et photo à l’académie de Gand. Diplômé, il fonde avec Dirk Braeckman, photographe aujourd’hui fameux, la galerie gantoise XYZ « ainsi baptisée parce qu’elle se trouvait juste à côté d’un ciné porno, l’ABC ». Mais le commerce des images de Ian Berry, Garry Winogrand ou Larry Fink ne prend pas: « On a dû en vendre cinq en deux ans, et on nous en a volé deux! C’était pourtant l’époque où l’on pouvait acheter un tirage de Martin Parr pour l’équivalent de 50 euros. » Son propre parcours de photographe est aussi acrobatique: en 1986, pour son deuxième livre, De Keyzer part en Inde avec un budget crève-la-faim: 300 euros pour trois mois. « Le vol le moins cher était celui d’Aeroflot avec un arrêt de deux-trois jours à Moscou et le droit de visiter la ville pendant une heure. Pour la première fois, je voyais les gens habillés dans le style communiste. Ce qui, par la suite, m’amènera à réaliser Homo Sovieticus, livre paru en 1989 pour lequel j’ai visité le pays à treize reprises en une année, le plus souvent avec le Parti communiste des Pays-Bas, moyen de voyager plus ou moins librement. »

Bientôt, la réputation de Carl comme narrateur photo fait quelques vagues du côté de Paris: l’agence VU, liée à Libération, remarque ses cadrages denses et sans bavardages, la précision de ses images fines. « Patrick Zachmann, qui était déjà chez Magnum Photos, m’a proposé de poser ma candidature à son agence, ce que j’ai fait. » S’ensuit le cursus obligatoire, soit quatre ans – au moins -, accompli selon un système où les titulaires de Magnum, une cinquantaine, votent pour choisir les prétendants parmi plusieurs centaines de portfolios à l’année: en trois étapes – nominé, associé, membre. En 1994, De Keyzer est fait membre de l’agence créée en 1947, entre autres, par Robert Capa et Cartier-Bresson, au même titre que des maîtres tels que Josef Koudelka, Don McCullin, Sebastiao Salgado ou James Nachtwey.

Moments Before the Flood, Thames Estuary UK, 2009.
Moments Before the Flood, Thames Estuary UK, 2009. © Carl De Keyzer

Travail marathonien

Depuis son intégration à la plus prestigieuse agence photographique mondiale, le Flandrien a réalisé une dizaine de livres. Qui tiennent tous de l’enquête marathonienne: un travail documentaire d’une grande précision graphique, quasi virtuose dans le rendu des sensations complexes d’un pays ou d’un destin. Hormis les livres sujets de l’expo au Botanique, deux ouvrages résonnent fortement: Zona (2003) et Congo belge (2009). Le premier est une exploration des camps de prisonniers en Sibérie. Un jeune photographe local, « le seul qui parlait anglais », lui fait voir un goulag. De Keyzer finit par en visiter plus d’une centaine, en deux fois quatre mois de séjour sibérien. Le résultat est cru sans être voyeur.

Un même rapport au temps et aux blessures de l’histoire marque Congo belge pour lequel Carl passe dix mois en RDC, travaillant au passage pour des ONG, les seules à pouvoir l’amener pareillement au coeur de la société congolaise. Entre-temps, le contexte a considérablement changé, depuis son entrée à Magnum en 1994. « A l’époque, 80% des revenus étaient d’origine éditoriale et le reste provenait des commandes de prestige, d’expos, de bouquins: aujourd’hui, c’est pratiquement l’inverse. Magnum n’a jamais été puriste et il y a autant de petites entreprises personnelles que de photographes. Il y a pas mal de barèmes selon la photo, par exemple pour les images de plus de cinq ans, le photographe touche 35%, et le reste va à l’agence. »

Si Magnum reste une formidable carte d’identité, c’est aux membres qu’il revient de financer leurs projets. Ainsi Moments Before the Flood n’aurait sans doute jamais pu se faire sans l’intervention d’Orange France qui offre 15.000 euros à De Keyzer, bénéficiant aussi d’une proposition de l’académie de Gand: un salaire plein pendant trois ans comme professeur, et la possibilité de réaliser son enquête sur le terrain, soit un coût de près de 100.000 euros. Le photographe engrange aujourd’hui des revenus grâce à ses livres, les ventes de ses tirages et un sens de la PME pratique. Il imprime lui-même ses tirages dans son vaste atelier, y entassant son vrai dada: une impressionnante collection de synthés et claviers vintage, dont plusieurs Moog, rappelant qu’avant de saisir le monde, le quinqua trippait sérieusement sur Klaus Schulze et le krautrock teuton.

Higher Ground, au Museum du Botanique, jusqu’au 30 avril, www.botanique.be. Les livres de Carl De Keyzer sont édités chez Lannoo.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content