Séries télé: le déclin de l’emprise américaine?

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Nicolas Bogaerts Journaliste

Juré pour la première édition de Canneseries, Michael K. Williams s’est livré sur sa némésis Omar et la remise en question d’un modèle américain qui n’est peut-être plus le centre du monde télévisé.

L’homme est si intimement lié à son personnage d’Omar dans la série The Wire que la timidité et l’amabilité dont Michael Kenneth Williams fait preuve durant les journées cannoises sont déroutantes. Dix ans après, sa gueule balafrée et son phrasé rappellent toujours qu’il a inventé, avec David Simon, l’un des personnages les plus originaux, hors temps et hors normes de l’histoire de la télé. Pas mal pour cet acteur né à Brooklyn en 1966, sorti de la rue et d’une estime de soi boiteuse par le théâtre. Depuis The Wire, il enchaîne les rôles au cinéma et à la télé, mais c’est au petit écran que cet homme au regard plein de révérence déploie au mieux son timbre profond et granuleux. Avant de rejoindre le jury présidé par le romancier Harlan Coben, il nous parle avec une sincérité et une curiosité du monde insoupçonnées. Omar comin’.

Comment votre travail sur les séries a-t-il façonné votre métier de comédien?

Je pense vraiment avoir plus le temps d’étirer, de donner de l’ampleur à mon travail en télé. Les séries permettent de creuser plus profondément, de rajouter des couches, de complexifier et de rendre vivant un personnage. C’est un processus qui, je pense, nécessite trois à cinq années, le temps d’évoluer d’un épisode ou d’une saison à l’autre, pour qu’il se trouve, qu’il vive plus d’expériences, montre ses failles, ses paradoxes, ses valeurs. La beauté de la télé est de montrer la capacité de changement d’une personne.

Difficile de ne pas penser, en vous écoutant, au personnage d’Omar que vous avez incarné dans The Wire. C’est dans cet espace entre l’écriture de David Simon, votre vécu personnel et votre jeu d’acteur qu’il a pu se construire?

Pour moi c’est simple: si ce n’est pas écrit, ce ne sera pas sur l’écran. Une bonne performance ne peut s’appuyer que sur ce qui est bien écrit. Quand j’ai été choisi pour le rôle d’Omar, je ne me doutais pas que ça allait avoir un tel impact. Je n’avais encore rien fait de ce niveau-là, rien qui exige une telle capacité d’investissement. Ma routine, c’était un épisode dans Law and Order, un épisode dans les Soprano, puis retour à la maison et on recommence le jour suivant. Du coup, lorsque la deuxième saison de The Wire est arrivée, je me suis demandé comment j’allais procéder et David m’a dit: « Mais pourquoi ne pas reprendre le rôle là où tu l’as laissé et construire à partir de là? ». C’est bête mais je n’y avais même pas pensé. Un jour, on répète une scène de meurtre, où je suis caché dans l’anfractuosité d’un mur. Pleine de rats. La pause déjeuner arrive et tout le monde m’oublie… Je sors de mon trou pour les rejoindre ou je reste? J’ai choisi de rester. Ça a duré deux heures, dans l’obscurité de ce trou à rats. Quand j’en suis finalement sorti au moment de tourner la scène, j’étais une bête. Le reste de ce que j’étais avait disparu. Ça a déclenché quelque chose chez moi qui a pris du temps à s’estomper par la suite.

Vous avez décrit cette expérience comme cathartique et l’après tournage comme une période douloureuse…

Le fait est que là d’où je viens, Omar représentait tout ce qui était vu comme des signes de faiblesse: il ne dealait pas, ne se camait pas, n’en avait rien à cirer des beaux vêtements, de conduire de belles bagnoles, il n’aimait pas les filles… Et ces traits de caractère sont venus se greffer sur mon propre vécu: quand j’étais ado, je n’étais pas un mec cool, je me sentais un peu bizarre avec les filles, pas adéquat. Dans ma famille, on ne permettait pas que les vêtements ou les choses matérielles nous définissent. Moi, je me faisais charrier de tous les côtés. Et d’un coup, ceux-là mêmes qui me charriaient commencent à m’admirer. C’était un moment déterminant dans ma carrière et ma vie. C’était la première forme de validation que je recevais. Omar m’a permis d’assumer qui j’étais: je ne suis pas un dur, un de ces caïds que les gens de mon quartier respectaient. Mais à partir du moment où les mecs ont commencé à m’appeler Omar au lieu de Michael, et que je l’ai accepté comme un état de fait, là je me suis dit: « Attends, il y a quelque chose qui cloche. Tout cet amour, cette admiration ne me reviennent pas. Ils ne me connaissent pas, il ne connaissent que Omar. » Ça m’a donné envie de revenir à moi, de creuser plus profondément pour savoir qui j’étais en tant que personne, en tant qu’être humain.

Pourquoi The Wire est-elle considérée comme l’une des meilleurs séries de l’histoire de la télé?

Parce que The Wire est encore pertinente et d’actualité aujourd’hui. Il y a un lien avec le climat, les évènements récents dans notre pays. David Simon et Ed Burns ont créé ce que j’aime appeler de l’ edutainement, une éducation par le divertissement. Ils nous ont ont immergé avec une telle honnêteté dans la réalité de ce qui n’allait pas au sein de notre société! De la police au législateur, de notre système scolaire aux médias…. Les dockers, les ouvriers, les laissés pour compte, toutes celles et ceux qui veulent avoir une vie plus décente, plus respectable. Jusqu’aux dealers… Ils ont regardé tous ces mondes-là dans les yeux. Et puis ils ont fait quelque chose en plus: ils n’en ont pas fait une affaire de gentils contre les méchants, juste des individus essayant de faire du mieux qu’ils pouvaient avec ce qui s’imposait à eux. On a beaucoup parlé de zone de gris, c’est exactement ça. Et le public -des policiers, des dealers, des gangsters, des travailleurs sociaux…- a respecté la sincérité de ce regard-là. Parce que David et Ed sont partis de leurs propres expériences. À cet égard, le fait que cette série soit toujours pertinente aujourd’hui est justement un peu triste.

Avec David Simon, Michael Kenneth Williams a créé Omar, l'un des personnages les plus originaux, hors temps et hors normes de l'histoire de la télé.
Avec David Simon, Michael Kenneth Williams a créé Omar, l’un des personnages les plus originaux, hors temps et hors normes de l’histoire de la télé.

Ancrée à Baltimore, The Wire a résonné très fort, par les enjeux économiques, médiatiques ou politiques qu’elle soulevait, au-delà des frontières, notamment en Europe. Vous l’avez ressenti?

Je pense que personne n’en avait la moindre idée au départ. Il faut bien réaliser qu’à la fin de chaque saison, il fallait que David retourne mendier dans les bureaux de HBO. Entre les deuxième et troisième saisons, il y a même eu deux années d’attente parce que la chaîne n’était pas sûre de prolonger. David nous a demandé de ne pas nous engager ailleurs en attendant, de rester disponibles au cas où… Nous avons tous fait front avec lui. C’était une période difficile… The Wire n’avait rien du budget ou de l’aura des Soprano ou de Sex in the City, qui étaient tournés au même moment. Financièrement, un épisode des Soprano, c’était une saison de The Wire. Nous n’avions aucune idée de l’impact que nous pourrions avoir, que nous étions en train d’ouvrir un nouveau paradigme, celui de la novel tv.

Si elle était lancée aujourd’hui, pensez-vous qu’elle aurait eu autant d’espace, de temps pour évoluer? Aurait-elle eu sa chance dans un contexte comme celui de Canneseries?

Si The Wire était sorti aujourd’hui? Oh boy! Elle aurait déclenché un tsunami. À l’époque, on n’avait pas les réseaux sociaux comme caisse de résonance. Et puis surtout, on se demandait où Hollywood cachait ses acteurs black. Il fallait juste nous donner notre chance! Ça a été une plateforme pour montrer notre talent. Malgré ça, il y a toujours eu des gens pour prétendre que David nous aurait demandé de ne pas jouer, d’être juste nous-mêmes: forcément, on est noirs, on est tous un peu gangsters ou junkies, non? Or c’était tout le contraire: il nous a fait travailler comme acteurs. Pour le reste, c’est une série très américaine et un festival comme celui-ci met l’accent sur les séries hors USA. Personnellement je ne pourrais être plus excité: comme je l’ai déjà dit, chez nous on ne voit que ce qui est américain… cela demande un effort dingue pour connaître ce qui se fait ailleurs. J’ai été très étonné de constater l’étendue de la production en Europe, en Amérique du Sud, en Israël… Pour moi, c’est comme découvrir un nouveau monde.

Vous avez joué le rôle de Chalky dans Boardwalk Empire: loyauté, code d’honneur, personnage archétypal, il y avait des similitudes évidentes avec Omar. Cela ne vous a pas semblé risqué?

Jouer Chalky White sans le faire ressembler à Omar était évidemment la règle numéro un. Il fallait bien les séparer. Mais en réalité, il n’est pas complètement insensé d’imaginer et d’accepter une filiation entre ces deux personnages. Mais ce qui m’a permis de les différencier, c’est leur époque. Omar, je pouvait creuser dans ma vie personnelle, mon entourage. Chalky vivant dans les années 20, je suis allé chercher des informations du côté de mon père, de mes trois oncles et de mon parrain, qui ont tous grandi durant la prohibition. Je me suis branché sur mes souvenirs d’enfance et puis je me suis servi de l’histoire de Boardwalk Empire pour comprendre qui ils étaient. La démarche de Chalky, c’est mon parrain. Son côté stylé, sa relation avec les femmes, mon père. Pour la scène du meurtre je me suis aidé du souvenir d’un de mes oncles qui a tué un homme de ses propres mains, à Nassau dans les Bahamas, parce qu’il l’avait traité de nègre. Du coup, je me suis aussi questionné sur la condition des Blacks durant cette période.

Les séries ont laissé place à une plus grande diversité d’histoires et de personnages sur les écrans. Pensez-vous qu’il est temps également pour les États-Unis de s’ouvrir davantage aux productions internationales?

Le fait que beaucoup d’acteurs bankables viennent aux séries télé, et dans des productions internationales, pas uniquement en provenance des États-Unis, montre qu’un shift a déjà eu lieu. La télé a réussi à bouleverser nos représentations habituelles et notre cartographie, notre rapport aux autres. Les frontières entre le bien et le mal, le beau et le moins beau, ont explosé et ont permis aux spectateurs de s’identifier à des personnages qui sont étrangers à leur quotidien. Ce qui était subversif hier ne l’est plus: When We Rise de Dustin Lane Black, qui raconte l’histoire de la lutte pour les droits des gays, a été diffusée sur ABC, une chaine familiale, parce qu’il fallait que cette histoire entre dans les foyers! C’est tout cela, sans doute, qui laissera une fenêtre grande ouverte pour que le public américain s’intéresse à ce qui se fait ailleurs, aux autres récits. Je suis personnellement très curieux et impatient de voir les autres histoires écrites dans d’autres pays, avec des narrations différentes… Moi qui évolue dans un environnement 100% séries américaines, comme dans un ghetto ou un bastion culturel, c’est mon premier séjour en France, à Cannes… tout est nouveau.

Omar n’est plus

Hap & Leonard
Hap & Leonard

Michael K. Williams n’est pas l’homme d’un seul rôle, même si celui de Omar le colle comme une ombre. S’il joue la caution street et les utilités pour la série documentaire Black Market (sur Viceland) plongée douteuse en real tv dans le monde des petits commerces illicites et trash, son projet plus personnel, Raised in the system (HBO), vaut le coup: soutenu par David Simon, il y documente l’injuste réalité du système carcéral juvénile américain, massif et aveugle. Sur une note plus légère, et inédite ici, la série Hap & Leonard où, vétéran gay du Vietam, il côtoie le tout aussi fantasque James Purefoy (Rome, Altered Carbon), en est à sa troisième saison. Soit une version détonante et revigorante du format buddy movie (L’Arme Fatale).

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