Transgenres

© DIEGO BERRUECOS / JUDE MOONEY

Affiner les cloisons entre récit et essai? Deux textes passionnants jouent l’hybridation aux éditions de l’Olivier. Intimes donc politiques.

 » Je me suis demandé si j’étais « autorisée » à écrire -écrire est mon métier après tout. (…) j’étais intimement persuadée que si je n’écrivais pas cette histoire-là, cela n’aurait rimé à rien de me remettre à écrire quoi que ce soit d’autre. » En 2015, la romancière Valeria Luiselli, jeune révélation de la littérature mexicaine elle-même en attente de sa green card américaine, s’engage comme interprète bénévole au tribunal de l’immigration de New York, appelé à statuer sur le destin des dizaines de milliers d’enfants arrivant seuls et sans papiers à la frontière mexicaine (ils viennent du Honduras, du Guatemala, du Salvador…)  » Pourquoi êtes-vous venus aux États-Unis? » est la première des 40 questions qu’elle doit leur soumettre. L’écrivain en elle se demande alors comment engager l’écriture dans l’expérience. Après avoir imaginé un genre littéraire en soi dans le génial Histoire de mes dents (le roman résultait en 2014 d’un projet collaboratif avec les ouvriers d’une usine de Mexico), la romancière choisit ici de délaisser plus explicitement la fiction dans un texte dont le geste humaniste et l’urgence ne s’encombrent ni d’étiquettes ni -justement- de frontières. Essai autobiographique sur la crise migratoire? Road-movie engagé? Raconte-moi la fin retrace le parcours, les tragédies et les espoirs de certains de ces enfants migrants, interroge la fonction de la mise en récit de leur exil et la capacité d’accueil et d’action de ceux qui les écoutent.

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Exemple ridicule

 » Réfléchir, débattre, raconter« : les trois missions de la nouvelle collection « Les Feux » des éditions de l’Olivier (jusqu’ici exclusivement littéraires) se retrouvent au menu de Ces hommes qui m’expliquent la vie. Ce deuxième titre commence par un souvenir personnel assez hilarant de son auteure, la critique d’art américaine Rebecca Solnit. Lors d’un dîner mondain, cette dernière se verra expliquer en long et en large son dernier livre par son voisin de table, sans qu’elle parvienne à lui faire entendre qu’elle est précisément l’auteure du texte dont il l’entretient avec tant de condescendance (et probablement sans l’avoir lu). Partant d’un  » exemple ridicule » (sic), Solnit engage alors une réflexion sociétale (pourquoi les femmes se font-elles régulièrement expliquer la vie par certains hommes?) qui sera à l’origine d’un concept (le mansplaining, un des « mots de l’année 2010 » selon le New York Times). Prenant appui sur des situations vécues, des échos à l’actualité (l’affaire DSK, le mouvement #yesallwomen…) ou à la littérature (ces pages merveilleuses sur Virginia Woolf et l’indétermination des âmes), les textes courts (en réalité une compilation d’articles publiés de 2008 à 2014) se lisent comme les chapitres d’une pensée féministe en constante élaboration narrative, entre colère et utile ironie.

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Raconter un essai à la première personne du singulier, en assumant les moments de déclic -émotionnel ou intellectuel- où un sujet dit « de société » a commencé pour son auteure à devenir une conviction intime: Valeria Luiselli et Rebecca Solnit exemplifient dans des textes hybrides passionnants, à l’impact immédiat, les missions politiques de l’écriture.  » Le langage, c’est le pouvoir« , écrit Solnit. Proposer de nouvelles façons de formuler et lire le monde en fait partie.

Raconte-moi la fin

De Valeria Luiselli, éditions de l’Olivier, traduit de l’anglais (USA) par Nicolas Richard, 128 pages.

Ces hommes qui m’expliquent la vie

De Rebecca Solnit, éditions de l’Olivier, traduit de l’anglais (USA) par Céline Leroy, 176 pages.

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