Listen!: l’ambient, longtemps ringardisé, aujourd’hui complètement hype

Jonny Nash & Suzanne Kraft © DR
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Vitrine de ce que l’électro fait de mieux, le festival Listen! va faire bouger Bruxelles pendant quatre jours. Avec, dès le 29 mars, une soirée dédiée à l’ambient. Coup de projecteur sur un genre longtemps ringardisé, aujourd’hui de nouveau complètement hype.

Il n’aura fallu que trois ans pour faire de Listen! l’un des rendez-vous incontournables de la saison des festivals. Étalé sur quatre jours (et quatre nuits), l’événement bruxellois ose à nouveau une affiche qualitative, et sans oeillères (lire plus loin). Avec, en filigrane, l’idée de proposer une photographie des dernières tendances sur la planète électronique. Pour preuve la plus évidente, la soirée programmée en ouverture, le 29 mars, à Flagey, consacrée à l’ambient music.

Depuis un an ou deux, le genre ne semble plus quitter les devants de l’actualité. À commencer par celle des plateformes de streaming . « Je ne peux pas dire que je suis vraiment les tendances de près, mais ce que je sais, c’est que, sur Spotify, les playlists d’ambient sont parmi les plus populaires », confirme par exemple Jon Hopkins, rencontré récemment pour parler d’un prochain album (Singularity, à paraître en mai prochain), qui contient son lot de séquences planantes. Si les playlists donnent le ton, alors l’ambient n’a peut-être en effet jamais été aussi populaire. Pour le meilleur comme pour le pire. Quand Spotify est par exemple accusé de créer des faux groupes pour alimenter ses playlists, c’est principalement ses séquences chill out/ambient qui sont visées. Et d’alimenter ainsi le cliché d’une musique uniquement « fonctionnelle », (re)produite à la chaîne…

Aujourd’hui, pourtant, l’ambient semble surtout être devenue le refuge des expérimentateurs en tous genres. Elle figure par exemple en bonne place d’un festival comme Meakusma. Lancé en 2016, à Eupen, l’événement s’est donné pour mission de creuser les paysages électroniques les plus aventureux. En septembre dernier, il accueillait par exemple Huerco S ou David Toop, grand théoricien du son, qui a beaucoup réfléchi au genre ambient (lire le définitif Ocean of Sound). À peu près au même moment, à Paris, la Red Bull Music Academy glissait dans sa programmation une soirée baptisée « Pleine Conscience ». Au menu notamment, Midori Takada, compositrice japonaise culte à qui l’on doit Through The Looking Glass: mélange de tradition japonaise, de rythmes africains et de minimalisme contemporain, l’album s’échangeait à prix d’or sur les sites spécialisés, avant d’être réédité pour la première fois l’an dernier. Autre signe que le courant a le vent en poupe: la sortie de la compilation Musique ambiante à la française. Elle est à mettre au crédit de Joakim, compositeur électronique à l’ouverture d’esprit jamais prise en défaut, et patron du label Tigersushi. Au départ, il ne s’agissait pourtant que de partager un maxi deux titres d’Apollo Noir, nouvelle signature du label, avec un autre projet baptisé GLASS. « J’adorais les morceaux, mais je n’étais pas convaincu que sortir seulement un maxi était pertinent, explique Joakim sur les notes de présentation du disque . Du coup, j’ai proposé d’étendre à une compilation complète d’ambient française. »

Brian Eno
Brian Eno

Alors qu’elles sont a priori plutôt réservées à une écoute intimiste, les vibrations planantes de l’ambient se trouvent aussi de plus en plus souvent une place en clubs. Même le plus célèbre d’entre eux s’y est mis: depuis l’an dernier, le Berghain, à Berlin, a ouvert une troisième salle (le Säule), dédiée officiellement aux musiques les plus expérimentales. À New York, des soirées baptisées « Ambient church » trouvent, elles, refuge dans des églises. Depuis près de deux ans, elles font le plein, au point d’essaimer à Los Angeles, et de débarquer prochainement à Oslo.

Musique de fond

En Belgique aussi, les propositions commencent à se multiplier. Derrière le comptoir de son magasin de disques Crevette Records, Pim Thomas tend un flyer pour l’événement Gems Under the Horizon, organisé quelques jours plus tard par le label/collectif bruxellois Basic Moves: au programme, de 14 à 20h, « an afternoon of undogmatic chilloutmusic ».

Cela va faire un an et demi que Pim Thomas a ouvert son enseigne spécialisée dans la dance et l’électronique, au coeur des Marolles. « Du coup, je peux difficilement comparer avec la manière dont cela se passait avant. Je peux juste vous confirmer que l’ambient se vend actuellement très bien. Pour certaines sorties, comme celles du label Music From Memory, par exemple, il arrive que tous les exemplaires commandés partent en deux jours. » Disquaire, DJ, et désormais aussi patron de label, Pim Thomas a participé à l’élaboration de l’affiche ambient de Listen! Il a par exemple suggéré d’inviter le duo Jonny Nash & Suzanne Kraft. Avec d’autres camarades, il glissera aussi des disques dans l’ambient room de Flagey. « L’idée est de créer une ambiance particulière, en limitant par exemple les lumières, en plaçant plutôt des bougies, etc. » Cela étant dit, comment transmettre à une foule ce qui tient malgré tout souvent de l’écoute solitaire? « Ce n’est peut-être pas évident en effet. Mais je crois que l’euphorie que vous pouvez ressentir en club, quand tout le monde réagit ensemble aux mêmes choses, vous pouvez également la conjuguer dans des sets plus ambient. Le fait de vivre cette musique avec d’autres décuple aussi son effet. »

À Flagey, le festival Listen! a également fait appel aux conseils de Nosedrip, alias Ziggy Devriendt, patron du label Stroom, qui s’est donné pour mission de mettre la lumière « sur des choses qui se retrouvent trop souvent oubliées, alors qu’il y a pourtant encore beaucoup à en tirer ». À cet égard, des labels comme Stroom ou Music For Memory illustrent bien la manière dont l’ambient retrouve une légitimité en réexplorant aussi son passé, grâce à des diggers/explorateurs acharnés . « Je connais peu de genres où il reste encore tant de choses à découvrir chez les soldeurs et autres disquaires de seconde main », s’amuse Nosedrip. En d’autres mots, la rétromania ne touche pas que le rock ou la pop. À Flagey, par exemple, les Anglais d’O Yuki Conjugate remonteront pour la première fois sur scène après un break de 23 ans…

O Yuki Conjugate
O Yuki Conjugate

Reste alors à expliquer le succès actuel de la musique ambient. Comment décrypter le retour d’un genre que l’on pensait ringardisé par les compilations muzak? « Il faudrait d’abord s’entendre sur ce que recouvre exactement le terme », souligne Marc Jacobs, musicien (le projet Prairie), et programmateur notamment de feu le Bozar Electronic Arts Festival. Avant d’être supprimé et remplacé par Les Nuits sonores, l’événement accueillait encore en septembre dernier des pionniers comme William Basinski. « Mais en soi, l’ambient recouvre un territoire hypervaste, regroupant énormément de musiques différentes », insiste Marc Jacobs. C’est bien l’ambiguïté d’un genre qui n’en est pas tout à fait un, capable d’abriter à la fois les plus grandes audaces et la pire des musiques d’ascenseur.

D’une certaine manière, ce paradoxe est présent dès le départ. Il y a tout juste 40 ans, Brian Eno sortait Music For Airports, acte de naissance du courant ambient: une musique de « décoration », composée par l’un des plus grands intellectuels de la pop… De la même manière, dès le début du XXe siècle, Erik Satie posait les bases de ce qu’il appelait lui la « musique d’ameublement »: un papier peint sonore, qui fonctionne comme une « vibration, et remplit le même rôle que la lumière, la chaleur et le confort ».

Ben Frost
Ben Frost

Depuis le manifeste d’Eno, l’ambient n’a cessé de muter. Dans les années 90, elle a même pénétré les clubs et la culture rave, jusqu’à s’imposer dans les hit-parades -The Orb et son morceau The Blue Room, plus long single de l’histoire (39 minutes!) à être rentré dans les charts britanniques. Aujourd’hui, dans un autre genre, les aventures sonores de musiciens comme Tim Hecker ou Ben Frost attirent à nouveau les foules. En 2016, Eno pouvait ainsi déclarer: « Je pense que je ne comprends plus ce que ce terme signifie maintenant -il semble avoir gonflé pour accueillir des associés plutôt inattendus. » Marc Jacobs: « En tout cas, ce ne sont plus juste des nappes de synthés. Aujourd’hui, des tas d’approches musicales différentes ont englobé cette conception de la musique, que ce soit la musique contemporaine, le noise, l’expérimental, etc. » C’est sans doute aussi ce qui explique son écho actuel: sa capacité à percoler, infiltrer et influencer différents pans musicaux. « S’il fallait malgré tout définir l’ambient, je renverrais à la conception qu’a développée David Toop, qui évoque la manière dont on se positionne dans l’écoute. De manière distraite, l’ambient se mélange, se fond dans le décor. Mais une écoute plus attentive dévoilera également une très grande richesse. »

La grande hypnose

C’est le double effet d’une musique pensée pour ne pas être vue ou entendue. « L’ambient est en effet un terme très large, confirme Pim Thomas. Mais ce qui reste important malgré tout, c’est sa capacité à pouvoir fasciner sans même parfois qu’on remarque qu’elle est là. Personnellement, elle m’amène une certain sérénité. » Même son de cloche chez Nosedrip: « Pour moi, l’ambient est synonyme d’introspection, elle permet de trouver un certain calme. »

William Basinski
William Basinski

Ce qui dans une époque toujours plus troublée et speedée est particulièrement bienvenu. C’est d’ailleurs peut-être là la principale raison du retour en force de la musique ambient. « C’est peut-être une théorie un peu bateau, avoue Marc Jacobs, mais c’est vrai que dans un monde de surcommunication, de surstimulation, ces musiques répondent idéalement à un besoin d’introspection, de repli sur soi. » Comme une fuite du monde? « En quelque sorte, oui. » Jon Hopkins abonde dans le même sens. « Les gens sont plus stressés. Tout le monde travaille énormément, de plus en plus vite. Les nouvelles technologies investissent également de plus en plus notre temps. Notre espace mental est soumis à toujours plus de sollicitations, de spams, de pubs, etc. Dans cette grande accélération, je crois que l’ambient peut vraiment aider à combattre ça, à vous aider à vous recentrer, et au final à vous sentir peut-être mieux. »

De musique de fond, uniquement là pour décorer et faire joli, la musique ambient serait ainsi devenue le grand médicament de l’époque. Voire un anesthésiant? C’est ce que certains reprochaient déjà à la muzak des années 60, vue comme « outil capitaliste » servant à endormir les masses. Ce serait pourtant oublier que la musique ambient s’appuie souvent sur le réel (les field recordings), voire le commente directement (The Disintegration Loops, de Basinski, sur fond de 11 Septembre). En quelque sorte, l’ambient permettrait de s’échapper de la réalité, sans jamais l’évacuer. À l’automne dernier, Laraaji ne disait pas autre chose au quotidien The Guardian. L’icône new age, produit en son temps par Eno, et dont les cassettes autoproduites au début des années 80 viennent d’être rééditées, déclarait notamment: « Au cours des derniers mois, le coeur de l’Homme a pu éprouver des difficultés à s’extraire des scénarios dramatiques. L’ambient peut procurer une échappatoire verticale, même temporaire, sans pour cela vous faire ressentir que vous abandonnez vos responsabilités en tant qu’habitant de cette planète. » Amen.

Listen! to the Beat

Listen!: l'ambient, longtemps ringardisé, aujourd'hui complètement hype

Lancé en 2016, quelques semaines à peine après les attentats à Bruxelles, Listen! aurait pu n’être qu’une aventure éphémère. Têtu, le festival a toutefois prouvé l’an dernier qu’un grand événement électronique avait sa place dans la capitale. Il remet donc le couvert, du 29 mars au 1er avril. L’affiche de cette 3e édition confirme les valeurs maison: du qualitatif, sans que cela n’exclue le festif; des pointures internationales, sans snober les artistes du cru. Outre la soirée ambient à Flagey, le festival s’ouvrira ainsi par une soirée dédiée aux labels locaux, sous la forme d’un circuit dans la ville. Le lendemain, outre une soirée rap à La Madeleine, la galerie Horta démarrera son marathon électro. Elle rassemblera en effet le gros des troupes électros, du vendredi au dimanche. Avec, e.a., Mount Kimbie VS Actress, Floating Points, John Talabot, etc. De son côté, Soulwax sera également présent au ING Art Center, mais sous la forme d’une installation vidéo, Radio Soulwax, présentée pour la première fois en Europe!

Du 29/03 au 01/04, à Bruxelles. Infos: www.listenfestival.be

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content