Laurent Raphaël

L’édito: La couleur des sentiments

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

« Si la colorisation réveille clairement l’intérêt d’un public biberonné à la HD, elle n’est pas non plus sans risque. »

Le tourbillon médiatique s’est emparé la semaine dernière de trois photos anthropométriques prises à Auschwitz en 1942 et montrant une jeune Polonaise amaigrie de quatorze ans noyée dans le pyjama rayé de sinistre mémoire. Particularité: ces images ont été colorisées par une artiste brésilienne, Marina Amaral, qui s’est fait une spécialité de remettre au goût du jour des clichés historiques gravés dans la mémoire en noir et blanc, comme les portraits de Churchill, de James Dean ou de Lincoln, ou comme la scène irréelle de l’exécution de Lee Harvey Oswald, principal suspect dans l’assassinat du Président Kennedy.

Par cette opération cosmétique, la plasticienne entend raviver la douleur en attirant le regard sur des détails invisibles en bichromie et surtout faciliter le processus d’identification avec un modèle relifté selon les standards esthétiques actuels. De fait, les contusions aux lèvres ou le triangle rouge qui indique le motif politique de l’arrestation de Czeslawa Kwoka sautent à présent aux yeux. Tout comme la jeunesse de la victime, dont le regard vide et délavé tranche avec la tête de moineau déplumé. Dans son nouvel emballage ultra réaliste, ce jeu de photos pourrait avoir été pris le matin même. Ce qui explique sans doute l’émoi qu’il a suscité aux quatre coins du monde. La distance qui nous sépare de l’horreur des camps est subitement anéantie, provoquant un effet de sidération plutôt troublant.

Pour autant, faut-il se réjouir qu’en quelques coups de baguette numérique, on puisse arracher au passé des images pour les agrafer dans le présent? On remarquera d’abord que la mémoire ne distingue pas particulièrement les couleurs. Quand on convoque un souvenir de l’enfance par exemple, c’est rarement en quadrichromie. Les teintes s’ajoutent en surimpression, comme un vernis qu’on poserait une fois les meubles montés. Autre observation: dans notre zone de stockage, chaque période a son nuancier, en fonction principalement des sources de transmission. Du Moyen Âge, de l’Antiquité et même de la préhistoire, nous avons ainsi des « souvenirs » riches en couleurs. Logique, faute de documents iconographiques de première main, ce sont les peintures, les films et les documentaires qui ont construit notre représentation de ces époques lointaines.

Si la colorisation ru0026#xE9;veille clairement l’intu0026#xE9;ru0026#xEA;t d’un public biberonnu0026#xE9; u0026#xE0; la HD, elle n’est pas non plus sans risque.

Pour les mêmes raisons, des pages d’Histoire pourtant plus récentes sont chromatiquement muettes. Les deux conflits mondiaux bien sûr mais aussi, et c’est plus étonnant encore, les secousses sismiques de Mai 68. Cohn-Bendit souriant à un CRS ou « la Marianne de Mai 68 » qui rappelle la composition de La Liberté guidant le peuple de Delacroix, ces images iconiques ont traversé les décennies en noir et blanc. Elles ont même défini l’esthétique romantique de la révolution étudiante. Pourtant la couleur existait bel et bien. Mais les journaux de l’époque n’ont pas vraiment eu le choix. Comme le rappelait récemment Le Monde, suite à la grève des ouvriers du livre et des imprimeries, Paris Match a dû sortir son numéro en noir et blanc. Du coup, ce filtre s’est imposé dans l’inconscient collectif, et plus personne n’a songé par la suite à en changer.

Si la colorisation réveille clairement l’intérêt d’un public biberonné à la HD, elle n’est pas non plus sans risque. Outre qu’elle prend des libertés avec l’Histoire en trafiquant les documents, elle aplatit la ligne du temps sur le mur du présent, au risque de faire perdre le fil de la chronologie, pourtant essentielle à la compréhension de l’enchaînement des événements. L’autre effet pervers qu’on peut redouter quand on retouche des photos, c’est d’en ôter la singularité -peut-être médiocre, imparfaite mais authentique- pour la mettre en conformité avec nos fantasmes esthétiques contemporains. Avec leur filtre vintage, les photos de la petite Polonaise sont-elles vraiment plus réelles que la version originale? L’oeil s’habitue à l’obscurité, qui est de toute façon une composante du réel représenté. Après tout, le monde a lui aussi découvert l’horreur des camps par le prisme noir et blanc des clichés diffusés dans la presse de l’époque, comme le fameux reportage paru dans le magazine Life du 7 mai 1945. Y ajouter de la couleur aurait été indécent.

« La couleur c’est la réalité« , diront les accros de la retouche. « Coloriser, technique vieille comme le monde, n’est rien d’autre que maquiller« , répondait l’historien de l’art Georges Didi-Huberman au moment de la diffusion de la série de documentaires colorisés Apocalypse.

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