Huit en huis clos

© BENOIT DESGRENIERS

Premier de ses trois romans publiés de ce côté de l’Atlantique, Crépuscules de Joël Casséus propose une stagnation en un microcosme cauchemardesque.

« Si au moins la pluie pouvait laver le poison. » Plantée là au beau milieu du livre, en compagnie d’autres enivrantes sentences qui toutes injectent presque de force une poésie brutale en un écosystème vicié ( « Dehors, le crépuscule accentue les angles des wagons »), cette phrase résume presque à elle seule toute la tension inhérente à un récit aussi court que foisonnant, oppressant qu’inoubliable. Dans Crépuscules, le Québécois Joël Cassus distribue la parole entre huit narrateurs de passage en un bidonville improvisé à la frontière de zones de combat, de charniers, d’un cimetière de drones, d’une forêt où rôdent les bêtes atteintes d’une forme de rage éminemment métaphorique. Plus loin, l’usine, qui crache sans cesse une fumée blanche, épaisse, poisseuse. Plus loin encore, la ville, maudite et inhabitable, où tous les enfants du coin sont recrutés puis transformés en monstrueux assassins entravés derrière leurs consoles, chargés de tuer à distance et sans faire dans la dentelle une foule d’ennemis civils ou militaires, désignés tels on ne sait pourquoi. Un couple « mixte » débarque: elle est apparemment d’ici, et furieusement enceinte; il est réfugié, c’est-à-dire suspect, indésirable, d’autant que des cicatrices lui strient le visage jusqu’à l’intérieur des iris. L’occasion pour un couple brisé, flanqué de deux jumeaux qui n’ont déjà plus rien d’enfantin ni vraiment d’humain, de se rappeler sa propre irruption enfiévrée en ces terres; et de faire le point pour le marchand et sa femme, tenanciers du « dépensier » où tous s’étourdissent en éclusant de « l’assommoir » ou de la « chicoclorophyle », gobant du pemmican et attendant sans y croire une seconde l’avènement de jours meilleurs.

Huit en huis clos

Métal et gamberge

La parole est rare, entre tous ceux-là, et la solidarité toujours empreinte de méfiance, le ténu territoire conçu comme une zone de transit éphémère constituant le seul horizon de ces âmes en peine, entre ces wagons où l’on dort mal et les environs menaçants où l’on ne s’aventure qu’à ses risques et périls. On se contente, alors, de gamberger ferme, en tentant de ne pas sombrer: « Un jour, déplore la future mère, la vie dans mon ventre ne sera plus dans mon corps et elle sera exposée à tous les dangers d’ici (…) Les enfants continuent à vivre et cette responsabilité m’écrase. » Ici, « où même les bombes viennent mourir », le métal rouillé -qui « sort de terre comme les gueules des bêtes dont je vois parfois les furtives silhouettes passer entre charpentes et treillis et métal brisé »- empoisonne le sol, qu’on découpe à la va-vite pour le livrer en brouette aux industriels voisins, tout en constatant à quel point il pollue tout autant les âmes et l’enfance que la terre. Pour le marchand, « le dépensier est comme le dernier fragment de ce qui peut les rattacher à une forme d’humanité », qui boit pourtant la poussière et pourrit sur pied, comme tous ceux qui s’ébattent mollement, rompus, dans ce monde qui préfigure déjà sa propre fin. Ainsi, pour son troisième roman, Casséus (né d’une mère belge et d’un père haïtien) ne ménage pas le moral de son lecteur mais s’impose, surtout, comme un incontournable auteur francophone.

Crépuscules

De Joël Casséus, Éditions Le Tripode, 162 pages.

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